Science-fiction
Le Volume du temps, 1
On connaît le film Un Jour sans fin (ou plus exactement Groundhog day, Le Jour de la marmotte) de l’Américain Harold Ramis (1993). Dans Le Volume du temps, la Danoise Solvej Balle (née en 1962 à Bovrup, on ne trouvait d’elle en français qu’un ouvrage, En vertu de la loi. Quatre récits sur l’homme, Gallimard/L’Arpenteur, 1997) part de la même idée, une bifurcation temporelle dans la vie quotidienne. « Le temps pouvait se détraquer, les journées se répéter, des événements s’effacer de votre mémoire. Et la poussière se redéposer sur des objets qu’on était certain d’avoir essuyés. » La narratrice, Tara, par ailleurs bouquiniste avec son mari, Thomas, au nom de T. & T. Selter, vit à Clairon-sous-Bois une petite ville du nord de la France. Le 17 novembre, elle est allée à Bordeaux, faire l’emplette de livres anciens pour des clients, puis à Paris, où elle a passé la nuit, après avoir dîné avec un couple d’amis numismates. Le 18 novembre est une journée semblable à beaucoup d’autres, consacrée à l’achat de vieux volumes. Sauf que le lendemain, elle s’aperçoit que le calendrier lui indique la même date. « ...Deux jours de suite, je m’étais réveillée le dix-huit novembre. Tout ce qui m’arrivait était absolument identique à ce que j’avais vécu le jour précédent ; ma journée était la copie conforme de celle que j’avais archivée dans ma mémoire. » Elle appelle son mari, qui bien sûr ne comprend pas mais accepte ce qu’elle dit. Quelque chose s’est produit. « Hallucinations, paramnésie, malentendus, erreurs d’interprétation, boucles temporelles, univers parallèles. » D’abord avec Thomas auquel elle se confie, puis seule quand elle s’aperçoit qu’il ne sont plus dans le même monde, Tara explore toutes ces hypothèses, des plus crédibles aux plus farfelues, et finit par s’enfermer dans leur chambre d’amis. « Je devais trouver des réponses, une explication, un moyen de m’en sortir. Si j’arrivais à percer les mécanismes du temps, je parviendrais peut-être à remettre la journée sur ses rails. » Si la course du temps angoisse l’être humain depuis, disons la nuit des temps, on peut parier que son immobilisation achèverait de le démolir. Dans ce remarquable ouvrage (le premier d’une série de sept), Solvej Balle ne répond pas à toutes les questions que son intrigue suscite. Continuerions-nous, par exemple, à vieillir ? Ne pas voir passer le temps nous exempterait-il d’en subir les conséquences ? Autant les voyages dans le temps chers à nombre d’auteurs de science-fiction apparaissent, tout au moins aujourd’hui, avec nos connaissances scientifiques, voire philosophiques, comme intrinsèquement irréalisables, autant la disparition du temps ou sa fixation sur un instant ou un jour donné nous semble-t-elle peut-être plus plausible, mais pourtant non moins déstabilisante. « Le temps n’est pas l’étalon qui convient à la vie », affirmait l’écrivain suédois Stig Dagerman (Notre besoin de consolation...). Il n’est pas l’étalon idoine, mais sans la notion du temps, l’être humain se dépouillerait du premier de ses repères. Il serait plus que jamais un animal sans conscience (et que sait-on de la conscience minimale chez l’animal ?), une sorte de minéral doté de croissance. L’enfer à l’état brut ? Les prisonniers condamnés à perpétuité le connaissent-ils ? Tara Selter occupe une position désagréable, affreuse, plongée dans le monde de ses contemporains et toutefois à l’écart, sans prise réel sur celui-ci. Elle tente par tous les moyens de trouver la faille pour récupérer le cours du temps, elle fait même « des projets ». Observons qu’elle ne lit pas de journaux, n’écoute pas la radio, ne regarde pas la télévision, ne consulte pas les réseaux sociaux, médias qui évidemment s’inscrivent dans le temps. Volonté délibérée de l’auteure, sans doute, pour donner à voir un personnage en pleine errance dans un monde qui ressemble fort au nôtre, bien que les lieux mentionnés, ce Paris populeux ou cette commune proche de Lille, soient fictifs. Ce premier volume est une très belle réussite. Nous sommes très curieux de découvrir la suite.
* Solvej Balle, Le Volume du temps, I (Om udregning af rumfang, I), trad. du danois Terje Sinding, Grasset (En lettres d’ancre), 2024
Le Volume du temps, II
Le premier tome du Volume du temps emportait littéralement le lecteur. Le deuxième récidive l’exploit. Les amateurs de science-fiction, puisque cette série se situe dans ce genre, penseront peut-être à Christopher Priest, ce grand écrivain britannique récemment décédé – une porte s’ouvre dans un univers banal, le nôtre, et tout diffère. « Le matin arrive, puis l’après-midi, puis la nuit, puis de nouveau le matin. Et c’est toujours la même journée. » Solvej Balle joue sur les différentes strates non pas possibles mais envisageables de la réalité. « Je suis un corps étranger. Une erreur. Je suis Tara Selter, égarée dans le dix-huit novembre. » L’héroïne décide d’en prendre son parti et de reconstruire son propre calendrier, allant chercher dans différents lieux les saisons, mangeant des aliments « de saison » tout en étant hors-saison puisque aujourd’hui les commerces offrent de tout à n’importe quel moment de l’année. « Je commence à imaginer un avenir. » La date ne change pas, le 18 novembre est immuable, mais elle se dit qu’en Suède l’hiver sera déjà là ; puis qu’on descendant dans le sud de l’Angleterre elle goûtera les prémices du printemps ; et qu’en se perdant vers le Midi de la France puis jusqu’en Espagne, elle aura droit à un ersatz d’été. Ce n’est pas sot mais c’est bien sûr insuffisant. « C’est maintenant ou jamais, car demain, c’est aujourd’hui. » Elle voyage, fait des connaissances ; ses discussions peuvent aller loin mais le lendemain, tout est à recommencer, ses interlocuteurs les mieux intentionnés ne se souviennent de rien. Elle doit ruser pour occuper plusieurs jours de suite un même logement. Lui vient la crainte d’être devenue un « monstre » et de se repaître de « fantômes » : « Je suis un monstre, je dévore le monde ». Évidemment, outre son intrigue proprement dite, ce cycle romanesque est aussi bourré de considérations sur le temps. Le temps qui passe ou... ne passe plus. Notre perception du temps est examinée, soupesée. « ...Mon temps n’est pas circulaire. Il n’est plus une ligne, ni une roue, ni un fleuve. Il est un espace, une chambre, une piscine, un réservoir, une bassine un récipient. Il est une cour ensoleillée où pousse un néflier. » La civilisation romaine l’intéresse car les récipients, sous diverses formes et dans divers matériaux, y tenaient un rôle essentiel – comme le temps, croit-elle observer, dans sa nouvelle vie. Le temps n’est qu’un récipient au fond duquel elle a sombré. Le lecteur aurait bien quelques questions à formuler à l’auteure quant à la crédibilité de son intrigue, mais comme dans le premier volume il est pris par les faits et n’a qu’un souhait : découvrir la suite.
* Solvej Balle, Le Volume du temps, II (Om udregning af rumfang, II), trad. du danois Terje Sinding, Grasset (En lettres d’ancre), 2024