Essais
Georg Brandes : F. Nietzsche, un essai sur le radicalisme aristocratique (1889)
« Strindberg, Ibsen, Munch et Hamsun sont autant de fers de lance de cette percée nordique qui se fait plus ou moins sous l’égide d’un nietzschéisme débridé et sans complexe au moment où Nietzsche s’absente définitivement de la scène philosophique. » Spécialiste des philosophies scandinaves (auteur d’un « Que sais-je ? » à ce sujet et d’un essai sur Kierkegaard), Olivier Cauly rappelle dans sa longue préface de cet ouvrage, Georg Brandes : F. Nietzsche, un essai sur le radicalisme aristocratique (1889), l’importance de Georg Brandes comme « découvreur ». C’est lui, en effet, qui a porté le renouveau de la littérature scandinave au Danemark et dans toute la vieille Europe. Aussi le personnage de Nietzsche lui semble-t-il incontournable, tant les auteurs qu’il défend s’inspirent de ses aphorismes. Nietzsche « ...se caractérise comme un esprit d’un rang significatif méritant pleinement d’être étudié, discuté, approprié, voire combattu », prévient-il d’emblée lors de sa première conférence au sujet du philosophe allemand « très peu connu dans son propre pays ». En quelques mots, tout est dit, Brandes cerne parfaitement la stature du personnage dont les principaux auteurs nordiques subiront volontairement ou à leur corps défendant l’influence. Olivier Cauly replace cette démarche dans son contexte. « Selon Brandes, la figure de la surhumanité que Nietzsche appelle de ses vœux n’est pas dissociable des voix dissidentes qui s’élevèrent à la même époque en Europe. En France, il y a eu Flaubert et Renan, au Danemark, il y a eu Kierkegaard et en Norvège, Ibsen. » C’est un travail d’érudition que l’agrégé de philosophie livre là, un travail passionnant – ce n’est pas un hasard si l’œuvre des divers protagonistes est toujours lue et étudiée – elle reste fondamentale.
* Olivier Cauly, Georg Brandes : F. Nietzsche, un essai sur le radicalisme aristocratique (1889), précédé de La Réception de Nietzsche dans le Nord et la question du « radicalisme aristocratique », L’Harmattan (Ouverture philosophique), 2020
Crise existentielle et alcool
Crise existentielle et alcool : ce livre s’articule autour du film Drunk (2020) de Thomas Vinterberg. L’auteur, Alain Cerclé, s’est aperçu que le cinéaste l’avait placé sous les auspices de Søren Kierkegaard (1815-1855). Qu’avait à voir, s’interroge-t-il, le philosophe danois avec « un film qui changeait de titre comme de pays (Druk au Danemark, Drunk en France, Another round aux USA, Alcootest au Canada...) ? » Et Alain Cerclé de nous montrer le long compagnonnage entre Kierkegaard et l’alcool, sujet sur lequel celui-ci s’est épanché au travers de ses écrits. Quelle est la nature de la relation entre l’homme et l’alcool ? Pourquoi est-ce si difficile de s’en détacher ? « Le point de vue ironique et distancié du philosophe danois sur le balancier de l’histoire est une chose, mais l’expérience individuelle et collective du changement en est une autre. » Ouvrage réfléchi et très documenté, avec de nombreuses références à des écrivains et philosophes (Proust, Sartre, Deleuze, Malcolm Lowry, Hans Fallada, Jack London, Vian, etc.), Crise existentielle et alcool permet d’appréhender une problématique sociale en sortant des schémas habituels de la médecine. L’auteur s’exerce même à une courte histoire de la tempérance, analysant le travail des ligues anti-alcool dans divers pays et à diverses époques. Avec cette intéressante remarque (p. 113) : « ...Il est prouvé que l’alcoolisation patente d’une personne restreint certaines de ses capacités cognitives et perturbe ses efforts de réflexion tout en laissant intacte sa pensée automatique. Conformément à ce principe, il paraîtrait que plus les sujets sont alcoolisés, plus ils adhèrent à des idées conservatrices... » Autrement dit : picoler rend con. La dépendance à l’alcool relève de différents facteurs, dont, non négligeable, celui qui relève de la culture, ce sur quoi Kierkegaard revient longuement dans ses écrits – ne serait-ce qu’en affirmant qu’il faut « oser devenir entièrement soi-même ». Alain Cerclé adopte une démarche singulière pour mieux nous entraîner dans l’œuvre du philosophe. À la fin de sa démonstration, ne reste plus qu’à lever et entrechoquer les verres, évidemment avec modération. Skål !
* Alain Cerclé, Crise existentielle et alcool, Søren Kierkegaard, L’Harmattan (Ouverture philosophique/Débats), 2021
Les Danois
Paru dans l’excellente collection « Lignes de vie d’un peuple » aux Atelier Henry Dougier (un peu à la façon de ces ouvrages des éditions Rencontre, dans les années 1960-1970, dont les textes étaient très personnels), et signé Nicolas Escach, le volume intitulé Les Danois entend nous faire découvrir un pays proche et pourtant différent en bien des points de la France. Ni guide touristique ni récit de voyage à proprement parler, l’approche est ici originale puisqu’elle se veut à la fois personnelle (la vision de l’auteur, docteur et agrégé de géographie et enseignant-chercheur à Sciences-Po Rennes) et multiple (en donnant la parole à divers Danois d’aujourd’hui), géographique, historique et culturelle (jusqu’à inclure la nouvelle cuisine danoise). « Le Danemark n’est pas la bordure de l’Europe mais la synapse vers le reste de l’Europe, celle qui tarde à se définir sur ses marges », écrit Nicolas Escach en préambule. Brassant le passé d’un « État-archipel » et une actualité récente ou relativement récente (la communauté Christiana de Copenhague, les caricatures de Mahomet dans le Jyllands-Posten, la série télévisée Borgen, par exemple), l’auteur nous emmène dans un pays qui suscite, ici, aussi bien une grande admiration qu’une certaine méfiance. Les États dits providence n’ont rencontré, on le sait, qu’une adhésion limitée dans nos contrées où le chacun pour soi et le système D sont érigés en modes de fonctionnement sociétaux. « …Idéal écorché par les contradictions d’un État ouvert traversé de bribes réactionnaires », rappelle Nicolas Escach et alors que les contrôles aux frontières avec l’Allemagne ou la Suède visent à réfréner tant que possible l’afflux de migrants. Plusieurs Danois ou Danois de cœur sont convoqués dans les pages de ce livre. Ainsi, Marc Auchet (professeur émérite au département d’Études nordiques de la Sorbonne et traducteur notamment des Contes d’Andersen et du dramaturge Ludvig Holberg, et spécialiste de Kaj Munk) explique l’importance de la « loi de Jante », ces dix points moraux mis en avant par l’écrivain Axel Sandemose en 1933 (Cf. Un Fugitif recoupe ses traces) : « Tu ne dois pas croire que tu es capable de quoi que ce soit », « Tu ne dois pas croire que tu en sais plus que nous », etc., tout à l’avenant. Ce qui n’empêche pas les Danois d’innover dans différents domaines (ne citons que les illustres Tycho Brahe et Niels Bohr…) et de se sentir heureux, si heureux, dans leur pays. Le travail pédagogique, en son temps, du pasteur Nikolai Frederik Severin Grundtvig (1783-1872), qui fonda des écoles supérieures pour adultes sur tout le territoire (folkehøjskoler) et fut imité dans les autres pays nordiques, a assurément porté ses fruits. Aujourd’hui encore, la manière dont l’enseignement est prodigué au Danemark ressemble peu à celle des autres pays. Nicolas Escach nous emmène ainsi à Humlebæk, dans l’une « des soixante-dix écoles populaires encore en activité sous l’égide du ministère de la Culture » : « Nous souhaitons former des citoyens danois et même des citoyens du monde », affirme Rikke Forchhammer, sa directrice. Mais comme dans la plupart des autres pays d’Europe, des problèmes de régions riches (Copenhague, Helsingør) et de régions « en marge » ou « périphériques » (l’est du Jutland, l’île de Lolland), se posent. Des fractures apparaissent, que la mondialisation ne saurait seule expliquer. Hanne-Vibeke Holst (auteure de L’Héritière, Le Prétendant et Femme de tête, suite qui a inspiré la série Borgen) souligne que « le plus dramatique aujourd’hui est le passage d’une défiance envers les étrangers purement rhétorique et incantatoire à une traduction concrète dans la législation sous la pression du Parti populaire mais avec le soutien d’une grande partie de la classe politique, tous bords confondus. » Hélas ! Mais en contrepartie, que d’expériences innovantes ! Un esprit de partage, d’entraide, non consumériste et écologiste, abonde : « …Les cellules communautaires se répètent à l’infini, là un quartier, là un immeuble », relève encore Nicolas Escach dans ce livre. Présentation certes courte (150 pages) mais complète, autant que faire se peut, avec un bon choix d’interlocuteurs, qui permet de découvrir le Danemark et d’échapper aux clichés habituels. Regrettons juste l’absence d’un chapitre sur la culture : notamment sur la littérature, le cinéma ou la peinture danoise, qui ne sont qu’évoqués. Le Danemark n’a pas fini de servir de modèle. Tant mieux, bien évidemment. Rappelons encore que la ville de Århus est capitale européenne de la culture 2017.
* Nicolas Escach, Les Danois, HD-Ateliers Henry Dougier (Lignes de vie d’un peuple), 2017
L’École pour la vie
Ce livre, L’École pour la vie, vient réparer une injustice : présenter aux lecteurs français un personnage clé et pourtant méconnu, tout au moins ici, de l’histoire des Pays nordiques. On peut affirmer que les lettres scandinaves lui doivent énormément : sans la démarche et les efforts déployés par Grundtvig (dont le nom, aujourd’hui, est utilisé par les institutions européennes pour désigner un programme de formation professionnelle tout au long de sa vie), le courant prolétarien si présent, tant au Danemark qu’en Suède ou en Norvège (Moberg, Fridell, Ditlevsen, Martinsson – Harry et Moa – jusqu’à Mankell, etc.) n’aurait sans doute pas existé, ou tout au moins pas avec cette constance et cette qualité. Né en 1783 et mort en 1872 dans un pays, le Danemark, où « tout semble être organisé avec le plus grand renoncement à soi-même » (« La patrie et la langue maternelle » – ne peut-on voir là une sorte de prélude à la « loi de Jante » de Sandemose ?), Nikolaj-Frederik-Severin Grundtvig a créé les Folkehøjskoler (hautes écoles populaires) dont certaines sont encore en activité aujourd’hui. « Il est né sous le régime de la monarchie absolue et il est mort au moment où la démocratie commençait à s’imposer », relève Ove Korsgaard, professeur émérite à l’université d’Århus, dans son avant-propos. « Il est né dans un État où la religion était obligatoire et il est mort dans un État où régnait la liberté religieuse. Il est né dans un État danois où cohabitaient plusieurs nationalités et plusieurs langues et il est mort dans un État national danois. » Constatant l’état de déshérence de l’enseignement au Danemark, Grundtvig va mettre en place des écoles accessibles à tous et gratuites. Plusieurs de ses textes sont ici, et pour la première fois en français, donnés à lire. Datant de 1838, L’École pour la vie est le plus emblématique de la démarche de ce pasteur qui tiendra toujours à associer savoir et liberté, s’élevant, au nom de la « parole vivante », contre la méthode du « par cœur » préconisée alors : apprentissage de la grammaire et des langues mortes. L’acquisition du savoir renforce la liberté (qui doit s’apprendre pour éviter de se perdre ensuite, comme lors de la Révolution française, estime-t-il), et c’est ainsi qu’une société basée sur l’égalité peut se construire. À sa façon, mais de manière incontestable, Nikolaj-Frederik-Severin Grundtvig est l’un des théoriciens précurseurs de la social-démocratie nordique. En n’omettant pas le contexte et la formation intellectuelle du personnage, on peut aussi voir en lui l’un des ancêtres de Paul Robin, Francisco Ferrer, Célestin Freinet et quelques autres pédagogues novateurs de cet acabit. « ...En raison de l’absence quasi-totale de traduction française des écrits de Grundtvig sur l’éducation jusqu’à la publication du présent ouvrage, le chemin menant à la découverte de Grundtvig et à la compréhension du lien entre sa pensée et le modèle scolaire danois n’était guère aisé et dut longtemps s’en remettre à des commentaires ou à des traductions anglaises ou allemandes », note Jean-François Dupeyron. Remercions vivement ici Marc Auchet et son équipe pour ce remarquable travail de défrichage, en espérant d’autres mises en perspectives de Grundtvig, notamment sur l’actualité de sa pensée.
* Nikolaj-Frederik-Severin Grundtvig, L’École pour la vie (textes présentés par Jean-François Dupeyron, Christophe Miqueu et France Roy, trad. et notes Marc Auchet, introduction Ove Korsgaard, Librairie philosophique J. Vrin, 2018
Le Danois en 20 leçons
Pour apprendre le danois facilement et rapidement, un ouvrage, celui de Jean Renaud et Søren Væver, Le Danois en 20 leçons, que viennent de publier les éditions Ophrys. La méthode est progressive et permet de s’initier à la langue avec l’impression de s’amuser. Le personnage de Jens Hansen se rend à Copenhague afin de mener ses études. « ...Je vais étudier le français. J’ai hâte de commencer à l’université et d’habiter avec mes amis. Ils s’appellent Eva, Ole et Benoît. » Le lecteur le suit et découvre, outre le pays, sa langue, autrement dit son vocabulaire (dans les 2000 mots) et sa grammaire. Pour acquérir l’accent, il peut télécharger les fichiers MP3, qui comprennent les textes des vingt leçons. Une excellente méthode.
* Jean Renaud/Søren Væver, Le Danois en 20 leçons (illustrations Sigrid Renaud), Ophrys, 2021
Récits de Christiana
Si la réputation de Christiana, communauté plutôt libertaire d’un millier de personnes installée à Copenhague, n’est plus à faire, les ouvrages un tant soi peu solides à son sujet manquent étonnamment – du moins en français. La réédition du livre de Jean-Manuel Traimond (une première version avait été publiée en 1994, chez le même éditeur), Récits de Christiana, vient donc combler une lacune. Ces « récits » sont des portraits non retouchés des uns et des autres habitants, permettant de comprendre le fonctionnement de cette singulière ville dans la ville. « Le biographe des christianites se heurte d’ordinaire au MANQUE d’informations car les christianites n’aiment parler ni d’eux-mêmes ni des autres. » La lecture est aisée, pourtant, le ton vif. Les portraits se succèdent, tous hauts en couleurs. Jean-Manuel Traimond a vécu à Christiana de 1984 à 1988, avant de devenir guide-interprète à Paris. Avec une indulgence tempérée, son regard tantôt malicieux, tantôt critique, restitue le maelström des individualités qui se sont côtoyées là : « ...toxicomanes et colombophiles, adolescents tardifs et mères célibataires, anthropologues et fraiseurs-tourneurs, infirmières et rebouteux, astrologues et astronomes, comptables déchus et professeurs déçus, masseurs et maçonnes, Bulgares et Islandais, yogis et tapissières, militants communistes et alcooliques militants, escrocs et histrions, pères de famille et mannequins des deux sexes, clochards repentis et clochards pratiquants, cas sociaux et clarinettistes. » Marginaux de toutes sortes, que la société danoise florissante n’acceptait que difficilement, et qui ont tenté, dans la plus grande indiscipline au début, d’instaurer là un éden chaotique. « ...Vivre à Christiana, c’est vivre sans filet », rappelle l’auteur, qui ne cherche pas à enjoliver une réalité souvent conflictuelle (la drogue cause pas mal de soucis), tant à l’intérieur de cette commune libre, qu’à l’extérieur, lorsque les autorités, à diverses reprises, décident d’en chasser les habitants. Aujourd’hui, la situation est régularisée, l’énorme squat est devenu une sorte de société par actions, sans qu’aucun de ses actionnaires ne dispose de pouvoir. « Pas de président, de secrétaire général, pas de bureau politique ni de conseil d’administration. Mille personnes, quarante-sept ans sans le moindre chef en plein cœur de la capitale d’une des économies capitalistes les plus efficaces du monde : belle réussite ! » En effet, et la lecture de ce livre explique en partie pourquoi.
* Jean-Manuel Traimond,Récits de Christiana, Atelier de création libertaire, 2018
Kierkegaard, préludes brésiliens
Traducteur et commentateur de Søren Kierkegaard au Brésil, membre fondateur de la Société brésilienne d’études kierjkegaardiennes, Alvaro Valls convoque dans ce livre, Kierkegaard, préludes brésiliens, quelques-uns des plus illustres penseurs des XIXe et XXe siècles pour analyser la pensée du philosophe danois. S’expriment ainsi Nietzsche, Adorno, Hannah Arendt… En annexe de ce volume fort érudit, Alvaro Valls éclaire le lecteur sur « les études kierkegaardiennes au Brésil », rappelant que, « inspiré par Socrate, qui est un ironiste, et par Jésus Christ, qui est un mystère, Kierkegaard n’est pas facile à déchiffrer ». Nous n’affirmerons pas le contraire.
* Alvaro Valls, Kierkegaard, préludes brésiliens (préf. Hélène Politis), L’Harmattan (Ouverture philosophique), 2017