Arts

Après le grand refus

« Les textes qui ne répondent pas au chaos accéléré dans lequel nous vivons ne sont d’aucune utilité », prétend Mikkel Bolt Rasmussen, en introduction de son ouvrage, Après le grand refus, sous-titré « essais sur l’art contemporain, ses problèmes et ses contradictions ». Nous serions bien tenté de prendre le contre-pied de cette affirmation, tant les exemples abondent, et ce dans le domaine de la philosophie, de l’art, du roman ou de la poésie, de textes certes non pertinents pour comprendre des faits d’actualité, mais cependant extrêmement judicieux pour les resituer dans un contexte général. Un livre n’a pas la même vocation que l’article d’un quotidien ou qu’un article sur le web. Le refus de la consommation à tout crin de la chose dite artistique passe par une appréhension raisonnée du temps. Cette réserve énoncée, ne nions pas que l’ouvrage de Bolt Rasmussen (né en 1973), historien de l’art et professeur à l’Université de Copenhague, se révèle très intéressant, notamment par la vision critique qu’il développe sur cet art appelé « contemporain » et qui souffre de mille définitions pas toujours complémentaires. Après avoir publié un essai sur La Contre-révolution de Trump, autrement dit sur l’apparition aux États-Unis d’un « fascisme capitaliste tardif », il s’attaque ici sur la « transgressivité » des mouvements d’avant-garde, perceptible au cours de tout le XXe siècle, notamment quand « l’art a fusionné avec le tourisme culturel, la pop culture et la gentrification », pour se poursuivre à un niveau jamais atteint aujourd’hui : « l’art n’est de l’art qu’en vue de réaliser un profit ». Et l’auteur de s’attarder sur diverses manifestations artistiques récentes ou moins récentes, attestant de la convergence latente ou patente mais assurément constante entre art et économie – ou marché. Pourtant, « il semble que ce soit aux marges de l’institution artistique que des contre-paradigmes et des politiques alternatives parviennent à rester vivants, ne serait-ce que comme représentations des conflits. » Là n’est pas l’ultime conclusion de Mikkel Bolt Rasmussen, qui quelquefois nous semble enfoncer des portes entrouvertes – bien qu’il ne soit jamais totalement inutile de le faire. Invitons les amateurs d’art et de pensée didactique à lire son ouvrage, ils en tireront grand profit.

 

* Mikkel Bolt Rasmussen, Après le grand refus (After the great refusal, 2018), trad. de l’ang. José Chatroussat, L’Harmattan (Quelle drôle d’époque !), 2019

L’Heure bleue de Peder Severin Krøyer

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Magnifique, ce catalogue d’exposition du musée Marmottan Monet pour accompagner la présentation au public français (de janvier à septembre 2021) de nombreuses toiles de Peder Severin Krøyer (1851-1909). Aujourd’hui peu connu dans l’Hexagone, le peintre né en Norvège (Stavanger) et mort au Danemark (Skagen) y a connu son heure de gloire à la fin du XIXe siècle, aux côtés des impressionnistes avec lesquels il noua de multiples liens d’amitié. Dispersés au Danemark, aux États-Unis, en Allemagne, en Suède, en France et ailleurs, ses toiles évoquent la joie de vivre en pleine nature – l’exact contraire de l’œuvre de Vilhelm Hammersøi, son presque contemporain, exposée à Paris deux ans auparavant. « Peintre prolifique, excellent dessinateur, mais aussi photographe, il a posé sur ce qui l’entourait un regard humaniste et bienveillant », écrit à juste titre Érik Desmazières, directeur du musée Marmottan Monet, dans ce catalogue.

* L’Heure bleue de Peder Severin Krøyer, Musée Marmottan Monet/Hazan, 2021

 

L’Âge d’or de la peinture danoise

À l’occasion de l’exposition « L’Âge d’or de la peinture danoise (1801-1864) » au Petit Palais (avenue Winston-Churchill, 75008 Paris), du 22 septembre 2020 au 3 janvier 2021, la revue Connaissance des arts publie un hors-série. Bien conçu, richement illustré, ce numéro rédigé par Frank Claustrat (maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Paul-Valéry Montpellier 3) propose un entretien avec Servane Dargnies-de-Vitry, commissaire de l’exposition. « Les bornes chronologiques de l’âge d’or danois », rappelle-t-elle, « se caractérisent par deux épisodes désastreux pour le Danemark », la bataille de la rade de Copenhague en 1801 dans le cadre des guerres napoléoniennes, et la seconde guerre du Schleswig, en 1864. Laps de temps qui sera, paradoxalement, « une période d’épanouissement sans précédent de la vie artistique et culturelle ». Puis, de façon didactique, ce qui est très bien, nous sont présentées quelques-unes des toiles retenues : « La renaissance de l’art danois » avec « l’avènement de l’école de Copenhague » ; « Le goût du voyage » et « l’expérience du cosmopolitisme » ; « L’apogée de la bourgeoisie » et les « lieux du pouvoir, scènes publiques et cercles privés » ; et enfin « Les peintres danois au service de l’identité nationale ». Les grands noms de la peinture danoise de cette époque sont convoqués : Christen Købke, Frederik Sødring, Dankvart Dreyer, Christoffer Wilhelm Eckersberg, Johan Laurentz, Peter Christian Skovgaard, Johan Thomas Lundbye, Elisabeth Jerichau-Baumann, Constantin Hansen, etc. Un numéro de la revue Connaissance des arts à lire, à contempler (d’autant plus que le prix n’est pas exorbitant : 11€), avant de filer voir l’expo – ou au retour.

 

* Connaissance des arts hors-série n°910, « L’Âge d’or de la peinture danoise, 1801-1864) »

 

 

 

Marinus & Marianne

Sous-titré « photomontages satiriques, 1932-1940 », ce livre (publié initialement en 2008 et réédité à l’occasion de l’exposition « Marinus » présentée du 15 juin au 21 octobre 2019 au Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère-Maison des Droits de l’Homme), Marinus & Marianne, présente les travaux du danois Marinus (1884-1964) pour le magazine Marianne. De Marinus Jacob Kjelgaard, dit Marinus, on ne sait pas grand chose (« malgré sa célébrité, on a l’impression que personne ne le connaissait », note Gunner Byslov, collectionneur, historien de la photographie et spécialiste de cet artiste), sinon qu’il émigra du Danemark, où il était né à Copenhague, pour Paris, en 1909, et qu’il illustra de nombreuses unes de l’hebdomadaire J’ai vu, puis, plus tard, de Marianne, périodique créé par Gaston Gallimard « pour lutter contre les idées toutes faites et les pouvoirs établis » durant quatre années, de 1936 à 1940. Après avoir été interdit en Allemagne, l’hebdomadaire le fut en France lors de l’arrivée des nazis ; ses rédacteurs furent recherchés. Échappant à l’occupant tout en demeurant dans la capitale, Marinus connut l’oubli après la Libération. Abondamment utilisées dans des buts de propagande, songeons notamment à l’URSS et à l’Allemagne nazie, les « compositions photographiques » n’étaient plus à la mode. Il mourra dans la pauvreté et l’anonymat et ses œuvres seront dispersées et égarées. Gunner Byslov a réussi à retrouver, outre les numéros de Marianne illustrés par l’artiste, des documents de sa main ayant échoué ici ou là. C’est un magnifique travail de mémoire qu’il nous offre avec cet ouvrage. Maniant très adroitement « son scalpel, de la colle et un pinceau », Marinus n’hésita pas à se moquer de Hitler et de Staline (« étroitement liés dans l’accomplissement d’un projet commun » selon le commentaire de Gunner Byslow à propos d’un œuvre de Marinus en une de Marianne le 28 février 1940), en priorité ses boucs-émissaires, et ses compositions firent mouche. Son humour est grinçant, jamais désuet. Il n’est pas sans évoquer certains photomontages de Hara-kiri, dans les années 1970, ou, plus récemment, ceux des Casseurs de pub.

 

* Gunner Byskov, Marinus & Marianne, trad. Marc Auchet, Alternatives, 2019

Niels Gade et la presse parisienne (1817-1890)

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Jean-Luc Caron (né en 1948) avait déjà publié, il y a peu, une intéressante biographie du compositeur danois Carl Nielsen. Le critique musical signe aujourd’hui une étude consacrée à un autre compositeur : Niels Gade et la presse parisienne (1817-1890). Niels Gade est de la génération précédant celle de Carl Nielsen (1865-1931), il fait figure, pour ce dernier, son compatriote, de père spirituel. Si Nielsen possède toujours en France une certaine notoriété, Gade, en revanche, est tombé dans l’oubli et l’ouvrage de Jean-Luc Caron vient réparer une injustice. « …Ce créateur a façonné des pièces dans presque tous les genres, magnifiquement écrites, assurément faites et destinées à plaire… et qui remplirent, au-delà de toute espérance, ce rôle espéré. » Mais « la gloire de Niels Gade, que d’aucuns imaginaient immortelle, s’est retournée contre lui. Et de fait, à force d’être jouée, sa musique est devenue l’archétype du romantisme germano-scandinave porté à des sommets… » Si la musique de Niels Gade peut sembler, en effet, être passée de mode, elle n’en demeure pas moins agréable à écouter. Jean-Luc Caron nous montre comment elle fut présentée au public par la presse française. Il trace aussi la biographie du compositeur et le « catalogue commenté » de ses œuvres. La liste des « contemporains de Gade », musiciens nordiques pour la plupart, est utile. Un beau travail d’érudition que nous livre donc, sur un compositeur méconnu, ce spécialiste de la musique nordique, nous promettant par ailleurs prochainement un ouvrage consacré à La Musique national-romantique en Suède. Inutile de dire que nous l’attendons avec impatience.

 

* Jean-Luc Caron, Niels Gade et la presse parisienne (1817-1890), L’Harmattan (Univers musical), 2016

La Musique danoise et l’esprit du XIXe siècle

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On connaît déjà le remarquable travail que Jean-Luc Caron a publié sur les musiciens danois Niels Gade et Carl Nielsen (cf. critiques sur ce site). Voici qu’il nous propose aujourd’hui une passionnante et volumineuse étude sur La Musique danoise et l’esprit du XIXe siècle. « L’âge d’or danois est né d’une période de l’histoire danoise caractérisée par la perte de grands territoires, de turbulences politiques et une crise économique d’une ampleur sans précédent », écrit Marius Hansteen, conseiller culturel auprès de l’ambassade du Danemark, dans sa préface, affirmant que le pays était prêt, dans la première partie du XIXe siècle, à accueillir un profond renouveau artistique. Son nationalisme nécessitait de nouvelles bases, que le romantisme était à même d’étayer. « Beaucoup de compositeurs se sont servis de la musique folklorique, les contes et les mythes danois comme point de départ dans leur travail. Pour les peintres aussi la nature et les paysages danois idylliques sont devenus une source d’inspiration », poursuit le préfacier. Certains musiciens de cette époque foisonnante sont passés à la postérité, d’autres sont tombés dans l’anonymat, même au Danemark. Jean-Luc Caron a mené une enquête tous azimuts, passant non seulement la musique, mais aussi la littérature, la sculpture ou la peinture au crible, pour déterminer l’influence que ces différents domaines artistiques avaient eu les uns sur les autres. Il a aussi pris en compte l’art des pays européens, dans lequel puisèrent copieusement les Danois au cours de cette période, de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe, qui fut donc appelée « l’âge d’or danois ». Dans ce livre très documenté, il exhume (outre la figure incontournable de H. C. Andersen) des compositeurs et des musiciens oubliés (Victor Bendix, Louis Glass, Launy Grøndhal, Asger Hamerik, Knudåge Riisager, etc.), nous livre leur biographie et le catalogue de leurs œuvres et nous présente leurs doutes et leur enthousiasme, leurs échecs et leurs succès. « La construction d’une identité culturelle, qui rarement se revendiqua comme telle, rendit compte d’un métissage pluriculturel doux et se réalisa harmonieusement entre enracinement et cosmopolitisme, entre acceptation des transferts culturels et création d’un langage singulier, entre ouverture sur le monde et filtrage au profit d’une expression proprement nationale. » Un travail d’érudition remarquable, qui ne peut qu’inciter à écouter attentivement ces compositeurs. (Dans la mesure, toutefois, où l’on peut trouver leurs œuvres ou avoir l’occasion de les entendre dans une salle de concert ou à la radio ou encore, éventuellement, sur le net !)

 

* Jean-Luc Caron, La Musique danoise et l’esprit du XIXe siècle, L’Harmattan, 2017

Carl Nielsen

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On connaît peu en France Carl Nielsen (1865-1931), pourtant considéré dans son pays, le Danemark, comme un compositeur d’exception, auteur de symphonies, de concertos et de musiques vocales. Jean-Luc Caron nous présente le personnage dans un livre, Carl Nielsen, paru aux éditions Bleu nuit, évoquant par ailleurs le monde musical de l’époque. « De l’héritage danois de l’Âge d’or aux frontières de la tonalité, son chemin aura connu mille métamorphoses où sa créativité se sera exprimée avec honnêteté et détermination. »

 

Jean-Luc Caron, Carl Nielsen, Paris, Bleu Nuit, 2015

Bravura

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Géologue de formation, peintre, graveur, sculpteur, réalisateur de films et écrivain, depuis longtemps artiste danois de renommée internationale, Per Kirkeby (né en 1938) « défend la pratique de l’art comme un acte de ‘bravoure’ », nous indique la quatrième de couverture de Bravura. Cet ouvrage rassemble, dans une nouvelle traduction (la première, en français, date de 1998), des textes écrits entre 1960 et 1980 et publiés alors dans diverses revues. Ceux-ci nous donnent à voir la diversité et la profondeur de l’approche de cet artiste méconnu en France bien qu’exposé régulièrement ici ou là, et star dans son pays. Ses « murs de briques » sont connus, tout comme ses toiles, mêlant art abstrait et figuratif. « La qualité artistique ne se révèle qu’en laissant les pseudopodes tâtonner dans l’obscurité », écrit-il, ajoutant, donnant ainsi quelques clés pour comprendre son œuvre : « On était toujours terrifié à l’idée d’être à la traîne , carrément attardé, cramponné à un médium aussi révolu que la peinture, accroché à de fausses représentations de soi, et pire que tout, de soi en tant qu’Artiste. »

 

* Per Kirkeby, Bravura (trad. Anne Catherine Abecassis), Beaux-arts de Paris, 2017

Asger Jorn, fondateur de Cobra

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Le texte de Max Loreau (1928-1990) présenté aujourd’hui par les éditions Création Europe Perspectives a été publié initialement en 1967, lors de la première exposition du peintre Asger Jorn (1914-1973) à Paris. « Jorn le Viking manie le pinceau comme une massue », écrit Loreau. « On ne saurait parler de lui sans s’obliger à changer de vocabulaire. Non pas un mot ici ou là : de fond en comble. C’est dire que la peinture de Jorn ne biaise pas ni ne ménage les conventions les mieux enracinées ; elle est de celles qui, brusquant l’ordre des choses, bouillent d’aller droit au plus vif et contraignent à questionner les principes avant de revoir le détail. » Rappelons que le mouvement Cobra, apparu en 1948, a d’abord concerné des Néerlandais, des Belges et des Danois, avant de s’ouvrir à des artistes venus de partout, et que, s’il n’a duré que quelques années, sa vie a été extrêmement riche. « Cobra, né après la Deuxième Guerre mondiale, est hanté par l’image des villes détruites et des populations décimées. Face à cette humanité écorchée, que peut ou doit être la création artistique ? (…) Cobra sera passionnément transnational, transdisciplinaire, translinguistique… » écrit pour sa part l’éditeur dans son avant-propos, resituant utilement la place de ce mouvement, à la fois d’avant-garde et populaire, dans son contexte. Asger Jorn a ensuite été l’un des principaux animateurs, avec Guy Debord et Constant van Nieuwenhuis, de l’Internationale Situationniste.

En parallèle, notons le portrait que trace Maria Walecka-Garbalinska de Christian Dotremont dans la revue Nordiques (n°30, automne 2015) : « Le boréalisme identitaire et esthétique de Christian Dotremont » Cheville ouvrière dès le début du mouvement Cobra (il en invente l’acronyme : COpenhague-BRuxelles-AMsterdam), le poète belge (1922-1999) a par ailleurs développé ce que l’on peut appeler le « boréalisme » (« peut être défini comme le discours méridional sur le Nord »), autrement dit une esthétique centrée sur la nature et l’espace tels qu’il a pu les découvrir en Laponie, notamment dans la région du lac d’Inari.

Lars von Trier, pathos et surface

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« Le cinéaste n’opère pas dans l’aiguillage émotionnel à travers la beauté, la plasticité des images ; il y oppose l’organicité, le viscéral dans le but de nous heurter, de créer ce choc responsable de l’écœurement chez certains, d’une gêne prolongée chez d’autres. (…) On sait qu’il va nous emmener dans des contrées que, par convention, nous nous refuserions de visiter », écrit Natalia Laranjinha, professeure de littérature, en avant-propos de l’essai qu’elle consacre au cinéaste danois : Lars von trier, pathos et surface. De fait, l’approche est plus psychanalytique que cinématographique, même si l’œuvre est analysée constamment et avec des allers-retours sous ces deux angles. Natalia Laranjinha décortique chaque image ou chaque scène des films du cinéaste et la compare à ce qu’elle connaît de sa vie ou à des films d’autres cinéastes. À l’initiative du mouvement appelé Dogme 95, qui a plus que bousculé le monde cinématographique danois et bien au-delà (sur lequel Natalia Laranjinha s’attarde), Lars von Trier se prête très volontiers à la provocation (trop, peut-être, car il peut ne pas être drôle du tout quand il se met à singer les nazis !). Chacun de ses courts ou longs métrages (Europa, Breaking the waves, Le Direktør, Antichrist, etc.) doit être regardé à l’aune de ce parti pris, à la fois intellectuel et esthétique. On aime ou on n’aime pas Lars von Trier, mais il ne laisse pas indifférent. Sans doute parce que, comme le souligne Natalia Laranjinha, les films de Lars von Trier « entraînent le spectateur dans des lieux qu’il repousse, auxquels il résiste à entrer, à visiter ou revisiter du fait de leur nature impétueuse, déplaisante et violente. » Le cinéaste « met en scène des personnages extrêmement perméables au pathos. L’énergie pathétique constitue ainsi l’influx principal qui traverse et dicte le sort des personnages. » Quant à nous, nous nous permettrons de considérer ici Lars von Trier comme un digne successeur de Bergman (pourtant jamais mentionné dans ce livre) pour l’ampleur et la diversité de son œuvre et l’importance des lignes directrices qui s’en dégagent d’un film à l’autre, et comme, l’un n’excluant pas l’autre, l’anti-Bergman, pour le renversement des normes cinématographiques (Les Idiots, Dogville et autres) et la mise en place d’une vision par le biais de la caméra qui semble stagner souvent sur la peau (la « surface ») des choses et des acteurs, sans qu’il y ait superficialité, provoquant ce désarroi des spectateurs. Avec pour finalité commune et revendiquée d’interroger ces spectateurs, Ingmar Bergman ouvrait, en quelque sorte, la tête de ses acteurs ; Lars von Trier, lui, leur arrache la peau.

 

* Natalia Laranjinha, Lars von Trier, pathos et surface, L’Harmattan (Ouverture philosophique), 2017

Éloge du génie

Littéralement passionnant, ce petit livre de Patrick Roegiers (né en 1947), Éloge du génie, dans lequel il s’attarde sur trois personnalités, l’une de la peinture, la deuxième de la musique et la dernière de la littérature : le Danois Vilhelm Hammershøi (1864-1916), l’Américain Glenn Gould (1932-1982) et l’Autrichien Thomas Bernhard (1931-1989). « ...Artistes d’une extrême exigence qui ont consacré leur vie à leur art, avec une radicalité et une audace incomparables. » Trois artistes qui, en effet, ont fortement marqué le XXe siècle de leur voix et de leur œuvre, et que Patrick Roegiers nomme des « génies » : « Les génies ne sont pas de doux dingues, des individus anormaux, bizarres ou délirants. Radicalement différents des autres, ils sont absolument uniques. Et vivent en compagnie d’eux-mêmes et des rares proches qui leur sont supportables, et partagent leurs doutes, leurs excès et leurs interrogations. » Si Glenn Gould et Thomas Bernhard ne concernent pas directement ce site, « Voyage dans les lettres nordiques », il en va autrement de Vilhelm Hammershøi. Peu connu en France, le peintre est considéré comme l’un des grands artistes du Danemark et son minimalisme, redécouvert assez récemment, est précurseur des diverses tendances qui se feront jour au cours du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. Patrick Roegiers aborde son œuvre par le biais de son « épouse modèle », que le peintre a mis au centre de nombre de ses toiles. Elle est le personnage connu et néanmoins anonyme qui va apparaître, attendu et cependant surprenant, d’une toile à l’autre, un fil directeur personnifié en quelque sorte – humanisé. On peut trouver Hammershøi pompier dans son genre : vastes pièces meublées sobrement, intérieurs bourgeois, absence d’êtres vivants si ce n’est, donc, son épouse, uniquement montrée de dos... Véritable touche-à-tout de l’art (photographie, théâtre, peinture, romans...), Patrick Roegiers sait pourtant être convaincant pour nous expliquer qu’il s’agit-là d’un artiste incontournable. On a moins de mal à le suivre avec les deux suivants, Glenn Gould et Thomas Bernhard. « Le plus grand ennemi de l’acteur est son public », disait l’écrivain autrichien. « Ils sont d’un autre monde et ne le savent pas », chantait Léo Ferré, à propos des artistes. Qui ne sont pas des « excentriques » mais des « excentrés » selon, donc, Patrick Roegiers.

 

* Patrick Roegiers, Éloge du génie, Arléa (La rencontre), 2019

Surréalismus n°6

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Ce sixième numéro de la revue Surréalismus (hiver-printemps 2019) consacre un dossier au « surréalisme danois », à l’occasion de sept expositions d’artistes danois, de Copenhague à Århus, de Herning à Ålborg. Cinq d’entre eux sont des femmes. Une interview de Nathalie Ernoult, « une des plumes de l’exposition consacrée, à Copenhague, à trois femmes peintres surréalistes danoises » (Franciska Clausen, Rita Kernn-Larsen et Elsa Thoresen), nous éclaire sur un courant artistique qui a toujours été présent au Danemark (songeons au mouvement Cobra, pour Copenhague-Bruxelles-Amsterdam) et qui est aujourd’hui encore bien vivant. Si Asger jorn n’est ici pas un inconnu, d’autres artistes ont exposé en France. « La présence de femmes dans le mouvement surréaliste n’est pas une spécificité danoise », rappelle Nathalie Ernoult, ajoutant : « Le surréalisme danois est une composante majeure du paysage artistique danois. Il s’est installé durablement et a donné lieu à une importante production plastique, poétique et théorique. » À lire et à regarder, puisque les reproduction d’œuvres abondent dans cette revue.

(Signalons que ce numéro de Surréalismus affiche en couverture une photographie de Oksana Shachko, membre du groupe des Femen, qui s’est donnée la mort en juillet 2018 à l’âge de trente-et-un ans. L’analyse qu’elle fait de l’association militante refroidira ceux – dont nous sommes – qui observent d’un œil bienveillant les interventions antifascistes ou anti-machistes des Femen, tant les luttes de pouvoir, dans ce mouvement comme dans d’autres, sont multiples.)

 

* Surréalismus n°6, hiver/printemps 2019