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Alena
On a l’impression de connaître déjà le thème de cette bande dessinée, Alena – l’adolescence dans un lycée privée en Suède, et l’homosexualité – et pourtant le ton est si particulier, que l’on ne peut que la recommander chaudement. Alena est une jeune fille dont Josefin, l’amie, s’est suicidée un an plus tôt. Est-ce de sa faute ? Non, évidemment, mais la culpabilité la ronge. Au lycée, où elle a été admise par dérogation car ses parents (que l’on ne voit jamais) ne sont pas en mesure de payer les frais d’inscription, elle est la tête de turc de Filippa et de ses copines. Les parents de Filippa appartiennent au beau monde, ce qui est censé lui donner tous les droits. Mais puisque Alena ne sait pas se défendre, Josefin, elle, revient jouer la vengeresse. Nous sommes quelque part entre le roman La Fabrique de violence de Jan Guillou (l’adolescence et le réalisme, les luttes de classes, de pouvoir) et le film Morse de Tomas Alfredson (l’enfance et le fantastique, l’horreur, réalisé d’après le roman Laisse-moi entrer de John Ajvide Lindqvist). Comme il le déclare dans l’interview qui clôt le volume, Kim Waldemar Andersson (né en 1979) signe avec Alena une bande dessinée « horrifico-romantique » sous l’influence plutôt de Stephen King, adaptée au cinéma en 2015. Auteur illustrateur venu de la science-fiction, Kim W. Andersson a depuis publié un autre portrait de femme, une série intitulée Astrid.
* Kim W. Andersson, Alena (Alena, 2011), trad. Audrey Pasquier, Glénat, 2017
Trahie
D’abord scénariste, Karin Alvtegen (la petite-nièce d’Astrid Lindgren est née en 1965) n’est pas, ici, la plus célèbre des auteures de romans dits policiers. Il est vrai que ses livres appartiennent plus au genre du roman à suspens, au roman psychologique ou, plus encore, au roman noir, car les forces de police en sont singulièrement absentes. Adapté en bande dessinée, en deux volumes, par Sylvain Runberg et Joan Urgell, celui-ci, Trahie, prouve une fois de plus le talent de Karin Alvtegen à se jouer de ses lecteurs. Une femme apprend que son mari la trompe. Pour se venger, elle l’imite, sans intention d’entretenir une véritable relation mais… tombe sur un psychopathe qui ne l’entend pas de cette oreille. Tout semble simple, tout semble aller de soi dans les romans de Karin Alvtegen. Pourtant, au petit jeu de la manipulation de l’autre, il n’y a qu’une conclusion : l’horreur.
* Karin Alvtegen/Sylvain Runberg & Joan Urgell, Trahie (Svek, 2003), Dargaud, 2016
Le Prédicateur
Les romans de Camilla Läckberg ne sont pas toujours convaincants. Un peu trop de mélo, peut-être, beaucoup trop de mélo, sûrement. Des surprises peuvent pourtant se révéler ici ou là : L’Enfant allemand, par exemple, est un roman qui tient la route. L’idée d’adapter en bande dessinée la série policière centrée sur l’écrivaine Erica Falk et Patrick Hedström, son policier de mari, était risquée mais les deux auteurs, Léonie Bischoff et Olivier Bocquet, s’en tirent plutôt bien, parvenant à rendre en cent vingt planches une intrigue dense de trois cent soixante dix pages. Le Prédicateur (Casterman) est l’adaptation éponyme du deuxième roman de la série. Le corps assassiné d’une jeune femme est retrouvé dans la petite commune touristique de Fjällbacka, puis les ossements de deux cadavres sont mis à jour à proximité. Quel lien ? Car il y a forcément un lien. Comme à son habitude, Camilla Läckberg tisse une histoire familiale sordide. C’est d’ailleurs, chose étonnante, le propre de cette série : la famille peut rendre fou, elle peut être criminogène. Avec, en contre-exemple, la famille que les deux héros, Erica et Patrick, tentent de construire. Nous savons bien que les romans de l’écrivaine suédoise ne jouissent pas d’une très bonne réputation mais il convient de les lire autrement que comme des « turn over » car la vision du monde qu’ils développent est instructive et plus subversive qu’on l’imagine a priori.
* Léonie Bischoff et Olivier Bocquet, Le Prédicateur, Casterman, 2015
Dans le noir
Polonaise, âgée d’une vingtaine d’années Daria espère s’inscrire à la fac de Malmö afin d’étudier le graphisme. Elle prend l’avion, débarque à Nyköping où l’attend Erik, son compagnon rencontré peu auparavant en Espagne. Puis elle se rend en stop à Malmö, pour partager un appartement en colocation. Elle déniche une place de serveuse dans un restaurant indien. Mais elle ne possède pas de numéro d’identification, obligatoire en Suède (correspondant au numéro de Sécurité sociale en France, avec plus d’applications), et est embauchée au noir. Dans le noir est une bande dessinée qui relate, de façon autobiographique, ses premiers pas en Suède, pays dont elle apprend la langue, ses déboires professionnels. Daria nous présente ses amants et ses amis (elle évolue dans le milieu punk de Malmö). Elle quitte son emploi, contacte la SAC (Sveriges arbetares centralorganisation, syndicat proche des anarchistes), « ...il me semblait qu’à notre époque, on avait plus besoin des syndicats que jamais », et réclame des indemnités à son patron. Celui-ci tente d’apparaître comme quelqu’un de progressiste, il possède également un bar et les deux établissements sont à la mode, la jeunesse politisée de la ville les fréquente. Pour ne pas faire de vagues, il consent à dédommager Daria. Dans le noir est un album réussi, qui nous montre des aspects peu connus de la Suède d’aujourd’hui : celui des migrants, du travail, des jeunes... Les questions politiques sont amenées par la vie quotidienne de cette jeune femme. Une excellente BD.
* Daria Bogdanska, Dans le noir (Wage Slaves, 2016), trad. Sophie Jouffreau, Rackham, 2017
Kristina, la reine-garçon
Christine (Kristina) de Suède (1626-1689) est une reine qui, de par sa personnalité, a suscité bien des écrits. Ce qu’elle était laide ! Lesbienne ? On ne sait pas, on n’a jamais su, mais son allure et son comportement dérangeaient : véritable garçon manqué, elle aimait chasser et ne craignait pas les hommes, qu’elle refusait cependant dans son lit. Michel Marc Bouchard (né en 1958 au Québec) lui avait consacré une pièce de théâtre (Christine, reine-garçon, 2013), aujourd’hui adaptée en bande dessinée par Jean-Luc Cornette (né en 1966) pour le scénario et Flore Balthazar (née en 1981) pour les illustrations : Kristina, la reine-garçon. « J’ai hérité de mon père un peuple de mineurs et de bûcherons, de paysans et de soldats dont le contentement se résume à deux chopes de bière. » On découvre là une jeune femme, reine de Suède, qui doit faire face aux assauts virils de son cousin Karl Gustav, puis se débattre dans une époque peu encline à admettre les femmes libres. Ses enjeux ne sont pas ceux de ses contemporains. « L’illettrisme est la norme. On raille les intellectuels. On se méfie du savoir. (...) Nous avons besoin d’écoles, de bibliothèques, de savants, de poètes. Je veux faire de mon pays le plus sophistiqué du monde. Nous devons accueillir les exilés de la Pensée pour qu’ils nous apportent leurs lumières. » Dans ce but, elle invite des artistes, des philosophes. René Descartes lui rend visite. Mal lui en prend, il mourra terrassé par le froid – ou empoisonné, on ne sait toujours pas trop, dans le palais royal. Kristina ne serait-elle pas mieux à Rome ? Comme le dit l’ambassadeur de France, « notre Église et les États qui la composent ont besoin de votre luminance ». Près de quatre siècles après sa naissance, la figure de Kristina, héraut (héraute ?) de la liberté de conscience, continue d’intriguer et de séduire.
* Jean-Luc Cornette/Flore Balthazar, Kristina, la reine-garçon (d’après la pièce de Michel Marc Bouchard), Futuropolis, 2022