K-L
Le Cirque
« Magnus Gabrielsson m’a toujours donné mauvaise conscience. Nous étions de vieux amis d’enfance. On se voyait désormais par devoir une fois par an. » Le narrateur du roman de Jonas Karlsson, Le Cirque, ne peut donc guère refuser lorsque Magnus l’invite à une représentation de la Compagnie magique Hansen & Larsen, qui tient « davantage du happening théâtral que du cirque traditionnel ». Mais voilà que Magnus se prête à un numéro de magie sur scène et disparaît dans un miroir. Le soir, il n’est pas là, le lendemain non plus. Le recherchant, le narrateur se livre à une introspection, « tous les souvenirs et les images me sont revenus, sans que je puisse rien y faire ». Le Cirque devient le roman d’une jeunesse banale, trop vite enfuie, ponctuée de noms de groupes musicaux et de leurs morceaux. « À part écouter de la musique, on traînait derrière la zone industrielle, où les petits ruisseaux printaniers serpentaient vers le marais. On se baladait dans la grande forêt calme avec ses hauts sapins et ses mousses épaisses, dans une sorte de mouvement perpétuel. On glissait en bas des rochers ou grimpait des pentes d’herbes glissantes, le visage griffé par les branches couvertes d’aiguilles. » Le narrateur retrouve ses amis d’alors, les questionne. L’intrigue bifurque. La perception du narrateur, dont le lecteur finit par découvrir le nom, ne s’affronte-t-elle pas à la réalité ? Que croire ? L’univers alambiqué de Jonas Karlsson s’ouvre une nouvelle fois. Un court roman très bien mené.
* Jonas Karlsson, Le Cirque (Cirkus, 2017), trad. Rémi Cassaigne, Actes sud (Lettres scandinaves), 2022
La Pièce
« Deux semaines plus tôt, j’avais pris mon nouveau poste au sein de l’Administration et, à bien des égards, j’étais encore un débutant. J’essayais pourtant de poser le moins de questions possible. Je voulais vite devenir quelqu’un avec qui compter. » Jonas Karlsson avait précédemment publié La Facture, ici, un court roman étonnant, quelque peu à la Kafka. Il récidive dans le genre avec La Pièce, l’histoire d’un employé de bureau qui pense découvrir une pièce cachée entre l’ascenseur et les toilettes. Il y a bien une porte, là ? demande-t-il à ses collègues, mais tous le toisent et vont se plaindre de sa folie et de son harcèlement auprès de leur chef. Ce roman se lit d’une traite et semble avoir été conçu pour une mise en scène. Pas mal de questions émergent : sur la folie ou, plus couramment, la différence, mais pas uniquement ; sur l’ordre et l’autorité, la hiérarchie, la solidarité ou la mesquinerie… Selon l’angle de lecture. Un bon texte, donc.
* Jonas Karlsson, La Pièce (Rummet, 2009), trad. Rémi Cassaigne, Actes sud, 2016
L’Ami parfait
Les quatorze nouvelles contenues dans ce recueil de Jonas Karlsson (acteur, notamment, au Théâtre dramatique royal de Stockholm), L’Ami parfait (traduites sous la direction d’Elena Balzamo « dans le cadre d’un séminaire de traduction littéraire »), nous restituent bien l’univers fantasmagorique de l’auteur. Réalisme et absurdité se côtoient sans cesse. Comme dans la nouvelle qui ouvrent le recueil, « Marcus », quand le narrateur, par un concours de circonstances qui n’a rien d’exceptionnel, se retrouve enfermé chez l’un de ses amis et que, caché sous le lit, il en vient à assister malgré lui aux ébats d’une bande d’adolescents : « Voilà ce qu’on récolte à vouloir amuser la galerie. » Ou cette femme qui s’interroge : « Je me demande de quel bord politique je suis. » Les personnages au centre de ces nouvelles nous ressemblent, leur perplexité face à des petits riens qui prennent subitement une ampleur inquiétante peut être la nôtre (cf. « ‘Il a faim’ »). En quelques pages, Jonas Karlsson parvient à installer un décor et susciter l’envie d’en savoir plus (ah, cette nouvelle qui donne son titre au recueil, « L’ami parfait » !). Ce recueil compte 190 pages. Nous en réclamerions bien encore autant. Au moins.
* Jonas Karlsson, L’Ami parfait (2009), trad. sous la dir. de Elena Balzamo, Actes sud, 2018
Le prix de la vie
Foutu monde, où tout se paie ! Pas encore tout, croyez-vous ? Lisez donc La Facture, de Jonas Karlsson, un petit roman qui laisse coi. « Vivre, ça a un prix », répond la personne, au téléphone, à laquelle le narrateur s’adresse après avoir reçu la facture d’un organisme de recouvrement. Ne lui doit-il pas la somme faramineuse de 5 700 000 couronnes (soit 600 000 euros) ? Il ne comprend pas bien, s’indigne à peine, ose contester. Ne proteste pas : conteste, simplement. Dit que la somme réclamée au nom du « Bonheur vécu » qui aurait été le sien est trop élevée. Son existence n’a pas été parsemée de joies si grandes, après tout. Il n’est qu’un employé sans le sou d’une boutique de location de films. Mais il a été heureux, alors… la somme est augmentée après son recours ! L’auteur de ce petit roman, acteur au théâtre et au cinéma d’habitude, joue dans la cour des grands : l’absurdité, lorsqu’elle s’érige en dogme, lorsqu’elle se pare, qui plus est, de grands principes, conduit directement à quelque chose qui s’apparente à du totalitarisme. Comment ne pas penser à Kafka ? En plus léger, cependant, car Jonas Karlsson manie volontiers l’humour.
* La Facture (Fakturan, 2014), trad. Rémi Cassaigne, Actes sud, 2015
Playground
Signé Lars Kepler, pseudonyme du couple d’écrivains Alexander et Alexandra Ahndoril, Playground n’est pas un roman policier et c’est pourquoi, à la différence de leurs précédents volumes, il est publié par Actes sud dans une collection intitulée « Exofictions ». Jasmine Pascal-Anderson est membre des forces militaires suédoises, au Kosovo. Lors d’une mission qui tourne mal, elle est touchée par une balle dans le dos. Son cœur s’arrête quarante secondes avant que les médecins ne parviennent à la réanimer. Elle est alors convaincue d’avoir pénétré dans le monde de la mort ou plutôt, le monde juste avant la mort, quand tous les individus que la vie abandonne embarquent sur des vaisseaux, dans un port de Chine. Malade mentale ? C’est ce qu’on lui dit mais elle est convaincue du contraire. « Je sais que nous sommes morts (…). Mais nous ne sommes pas effacés. Nous existons encore. » Quand son fils de cinq ans doit être opéré et qu’il est nécessaire que son cœur cesse de battre une minute, elle décide de l’accompagner dans la mort. Puis encore une fois, car elle revient trop tôt parmi les vivants, replongeant dans un monde où le retour à la vie se gagne à l’issue d’un jeu, le « playground ». Mais « les règles du playground sont différentes chaque fois » et terriblement sauvages. Playground est un roman étonnant, sur un sujet qui, finalement, tourmente depuis ses débuts le couple Lars Kepler : de L’Hypnotiseur à Désaxé, tous ses ouvrages portent en effet sur le paranormal (l’hypnose, la télépathie, les expériences de mort imminente…). Si la partie qui met en scène Jasmine comme soldate ou comme mère est bien menée, celle qui relève de la mythologie chinoise confine plus au récit d’aventure à la Bob Morane et ne suscite pas notre adhésion, en dépit de considérations humanistes peu opportunes ici ou là dans le récit : « On n’hésite pas à se délecter du massacre d’autrui, et on abandonne le pouvoir à la religion, à la loi ou à un commandement supérieur. »
* Lars Kepler, Playground (Playground, 2015), trad. Lena Grumbach, Actes sud (Exofictions), 2017
La Clause paternelle
Deux fois par an, le grand-père revient en Suède. Pour voir ses enfants et petits-enfants, bien entendu, mais aussi et surtout pour être en règle avec les autorités et conserver son titre de séjour. Pour sa famille, c’est à chaque fois une petite révolution car « le grand-père qui est un père » n’est pas des plus simples à vivre. Il loge dans son ancien appartement, qui est à présent le bureau de son fils, lequel ne trouve pas cette solution très pratique – la pièce, lorsqu’il la récupère, est dans un indescriptible état. Mais ainsi est « la clause paternelle », contre laquelle il cherche à se rebiffer. Le grand-père ne l’entend pas de cette oreille. Jonas Hassen Khemiri avait déjà présenté son père dans Montecore, un titre unique, superbe roman consacré à l’immigration et à l’arrivée de la figure paternelle en Suède et, avec lui, à l’installation de la famille. Dans La Clause paternelle l’angle de vue est différent, Khemiri joue avec le caractère du personnage, bougon, comédien, égoïste, s’affirmant seul au monde. Le grand-père qui ne revient pas en Suède pour voir ses enfants ni ses petits-enfants, non, mais pour ne pas payer d’impôts dans son pays d’origine et profiter de la nationalité suédoise. Le comportement quelque peu bizarre de son fils, incapable de réussir quoi que ce soit, s’explique mieux. Sa compagne découvre ainsi qu’il vérifie sur internet « la meilleure façon » de faire un achat. N’importe quel achat. Il passe des heures à évaluer et comparer « la meilleure façon. C’était ça le mot-clé. Il y avait plein de façons différentes. Mais il y avait la meilleure façon. Et c’est celle-là qu’il voulait trouver. (…) C’est alors qu’elle a réalisé pourquoi ce qui était simple pour les autres était si compliqué pour lui. » La Clause paternelle est un roman sur le thème de la paternité. Ou de la maternité. Ou de la filiation. Ou, plus justement, des éprouvantes relations entre individus censés appartenir à une même famille. Émouvant et drôle.
* Jonas Hassen Khemiri, La Clause paternelle (Pappaklausulen, 2018), trad. Marianne Ségol-Samoy, Actes sud, 2021
Tout ce dont je ne me souviens pas
Samuel est mort dans un accident de voiture. Qui était-il ? Le narrateur, un écrivain « anonyme », entame une « tentative de reconstitution des derniers jours de Samuel ». Pour comprendre qui était le jeune homme « à la fois noir et blanc », que lui connaissait, mais si peu. Il s’adresse aux voisins, aux amis de Samuel, à sa famille et à sa petite amie. Ce nouveau roman de Jonas Hassen Khemiri est écrit à la façon d’une pièce de théâtre, avec de courts chapitres qui pourraient être autant de répliques, et un langage proche de l’oral – orientation littéraire de Khemiri, qui a déjà signé nombre de pièces. Le ton est vif, parfois décousu (avec, hélas ! des « genre » à tire-larigot, au point d’en rendre la lecture un peu exténuante). Le roman avance par touche. Les uns et les autres relatent un souvenir ou une bribe de souvenir avec Samuel. Le portrait prend ainsi lentement forme, celui d’un jeune homme employé à l’Office de l’immigration, un jeune homme avec ses qualités et ses défauts, qui s’inscrit dans son époque, avec une histoire d’amour et, en prime, une autre d’amitié. « Samuel m’a regardé. Je l’ai regardé. Il n’a pas posé d’autres questions. Et moi j’ai rien dit de plus. On se connaissait pas. Mais un truc venait de se produire. Il s’était passé quelque chose entre nous. On le sentait tous les deux. C’était évident qu’on devait être amis. »
* Jonas Hassen Khemiri, Tout ce dont je ne me souviens pas (Allt jag inte minns, 2015), trad. Marianne Ségol-Samoy, Actes sud, 2017
Stöld
S’il y a un roman contemporain à lire et à recommander sur le monde same, le Sápmi, c’est bien celui de Ann-Helén Laestadius (née en 1971 à Kiruna et auteure également d’ouvrages pour la jeunesse), Stöld. Un jour d’hiver, Elsa, neuf ans, fille d’éleveurs de rennes samis et née « d’un œuf d’étoile » selon la légende familiale, découvre un homme en train de tuer son faon, qu’elle nomme Naástegallu. Elle le reconnaît, il s’appelle Robert et lorsqu’il la voit, il fait le geste de lui trancher la gorge si l’idée de parler lui venait. L’enfant va devoir vivre dans la peur, d’autant que les siens, malgré leur colère, ne font pas confiance à la police et à la justice et qu’un sentiment de fatalité les abat. « Tu espères encore obtenir justice ? » demande Lasse, qui finira par se suicider, à sa sœur. Leurs plaintes restent lettre morte ; au contraire, ils sont accusés de laisser vagabonder leurs rennes et de causer ainsi des accidents de la circulation. On ne les accepte que lors de manifestations folkloriques, habillés de leur kolt et proposant des objets artisanaux à la vente sur les marchés. « Oui, aujourd’hui il fallait s’exhiber, aujourd’hui Jokkmokk était une municipalité samie fière ; jamais personne n’admettrait le déferlement de haine envers ces sales Lapons qui avaient manifesté contre les projets de mines à Gállok. » Ann-Helén Laestadius livre avec Stöld (vol, cambriolage, en suédois) un grand roman sur la vie de la population same d’aujourd’hui. Dans la région du Tornédalen, à cheval entre la Suède et la Finlande et au nord du golfe de Botnie, les éleveurs de rennes ont de moins en moins leur place. Les habitants leur reprochent d’empiéter sur leur domaine. Deux modes de vies s’opposent. Un peu de bonne volonté permettrait d’arranger bien des choses, mais l’heure est plutôt à la confrontation. Les Sames représentent le passé, celui dont beaucoup veulent à tout prix se débarrasser. Plusieurs romans récents (d’auteurs aussi différents que Tove Alsterdal, Nina Wähä, Mikael Niemi ou Hans Rosenfeldt) prennent cette région pour cadre. À lire. Et notamment celui-ci, Stöld, tout en finesse, qui pose aussi la question de la vengeance ou, à tout le moins, de la réparation.
* Ann-Helén Laestadius, Stöld (Stöld, 2021), trad. Anna Postel, Robert Laffont (Pavillons), 2022
La Légende de Gösta Berling et autres romans de Selma Lagerlöf
Dans leur collection « Thesaurus », les éditions Actes sud ont entrepris de republier, sans appareil critique, ce qui est dommage, plusieurs romans de Selma Lagerlöf (1858-1940). Sorti en 2014, le volume (le premier ?) intitulé Œuvres romanesques comprend huit titres : La Légende de Gösta Berling, Les Liens invisibles, Le Violon du fou, Le Cocher, Des trolls et des hommes, Le Banni, L’Anneau maudit, Le Livre de Noël, tous, par ailleurs, réédités séparément.
Les Reines de Kungahälla
Précédemment publié, en français, en 1986 (et en 1899 en Suède), voici que les éditions Rivages proposent de nouveau aux lecteurs ce recueil de cinq nouvelles, Les Reines de Kungahälla, de Selma Lagerlöf (1858-1940). Toutes, dans le genre fantastique, que l’on retrouve finalement, à doses très variables, dans l’ensemble de l’œuvre de l’écrivaine. « À supposer que quelqu’un, qui aurait entendu parler de la vieille ville de Kungahälla, au bord du fleuve Nordre, arrive en ce lieu où elle se trouvait autrefois, il serait certainement très étonné. (…) Il ne trouvera qu’un manoir entouré d’arbres verts et de granges rouges. »
* Selma Lagerlöf, Les Reines de Kungahälla (nouvelles traduites et présentées par Régis Boyer), Rivages, 2013
August Strindberg à l’usage des personnes pressées
Comme l’indique son titre (et un peu à l’instar de la collections « Pour les nuls » chez First), ce petit livre, August Strindberg à l’usage des personnes pressées, entend nous tracer le portrait et nous présenter l’œuvre condensée de l’un des plus grands écrivains suédois. Pari risqué, auquel se livrent Katarina et Henrik Lange, en 160 pages format poche de dessins en noir et blanc. Signalons d’emblée quelques erreurs : la mère de Strindberg n’était pas « serveuse » (p. 6) mais servante ; il n’a pas été marié quatre fois (p. 30) mais trois... Présenter des romans qui ont bouleversé la littérature de leur époque en quatre cases (trois, en fait, puisque l’une est pour le titre) ? Si Strindberg « voyait ce livre, il serait très certainement hors de lui », est-il écrit en quatrième de couverture. À coup sûr et le résultat ne donne pas envie de lire l’écrivain ni d’en savoir plus sur lui : la conclusion indique clairement que l’on peut se passer de découvrir son œuvre (on peut aussi se passer de lire, certes, ou revendiquer le fait d’être sot). Strindberg n’est ici qu’un fou gentillet, coiffé d’une mèche ridicule, qui signe des drames conjugaux à la Feydeau. Dommage.
* Katarina & Henrik Lange, August Strindberg à l’usage des personnes pressées (Strindberg för dig som har bratttom, 2012), trad. Fanny Törnberg, Çà et là, 2012
Le Choix de Martin Brenner
Martin Brenner, chef de laboratoire d’études génétiques, disperse les cendres de sa mère dans le parc d’une ville dont le nom n’est volontairement pas précisé, qui pourrait être Malmö. À ses côtés, Cristina, son épouse, infirmière, et Sara, leur fille d’une dizaine d’années. Le moment est éprouvant, des souvenirs lui reviennent. Martin n’a jamais été très proche de Maria ; quant à son père, il ne sait rien de lui, elle n’a jamais voulu en parler. Quand un jour il met la main sur une photo de lui en uniforme nazi, elle la déchire : « Il n’était pas digne d’être ton père. » Martin Brenner (par ailleurs, relevons, homonyme d’un personnage de la série américaine Stranger things) n’est pas chaud pour approfondir ce qu’il pense être des histoires de famille. Lorsqu’un avocat lui lit la lettre testamentaire de sa mère (d’où le titre en suédois : Brevet från Gertrud), il découvre qu’elle se prénomme en réalité Gertrud, que celui qu’il croyait être son père n’était que son beau-père, et qu’il est juif, lui. Le Choix de Martin Brenner s’intègre très bien au reste de la bibliographie de Björn Larsson, consacrée, en dehors de ses « romans de mer », en grande partie à ce thème, qu’est-ce que le bien et le mal et comment privilégier le premier ? Ici, c’est au travers d’une question existentielle, qui suis-je ?, et du rapport du personnage central à la judéité. Comment est-on Juif : par la mère ? Parce qu’on le souhaite ? Peut-on refuser de l’être ? Se déclarer athée ? Et comment se comporter face à l’ignoble – l’antisémitisme ? La question qui le taraude depuis longtemps revient avec force : « ...Comment faire pour que des hommes opposent une résistance à leurs gènes et choisissent le bien plutôt que le mal, ou simplement – ce qui n’est déjà pas si mal – s’abstiennent de choisir le mal. » Véritable mode d’emploi de la judéité plus que du judaïsme, ce roman de bonne facture est peut-être un peu trop didactique par moments. Et peut-être aussi a-t-on l’impression, pour avoir lu ses autres ouvrages (notamment ce remarquable essai, Besoin de liberté), que l’auteur prend plus souvent la parole que ses personnages – à moins que la troisième partie de ce roman-récit-essai foisonnant (avec, ironie de l’auteur, la liste des « livres lus par Martin Brenner » pour mieux comprendre la judéité, à la fin du volume !) ne soit la réponse à notre remarque, permettant à Björn Larsson de retomber sur ses pieds : « nous avions pas mal de points communs ». Car en effet, comme l’exprime l’auteur lorsqu’il entre en scène : « Comme Martin, j’étais plus préoccupé par la question de savoir qui j’étais et qui je voulais être, plutôt que de perdre mon temps à savoir d’où je venais. » Qui je voulais être... : à quel prix ! Beaucoup de thèmes hélas d’actualité dans Le Choix de Martin Brenner. À lire, à discuter, à méditer – pour enfin réagir et tenter d’être soi-même, sans besoin de brandir l’étendard d’une religion, d’une nationalité ou d’une quelconque autre singularité.
* Björn Larsson, Le Choix de Martin Brenner (Brevet från Gertrud, 2018), trad. Hélène Hervieu, Grasset, 2020
Et la forêt brûlera sous nos pas
Si le sujet, hélas d’actualité, est à l’évidence intéressant, il faut s’accrocher dès les premières pages pour entrer dans le roman de Jens Liljestrand (né en 1974, critique littéraire et auteur d’une biographie de Vilhelm Moberg), Et la forêt brûlera sous nos pas. Didrik von der Esch, le narrateur, consultant pour les médias, commence en effet par parler de lui et encore de lui, entrecoupant ce palpitant récit de marques diverses, celle de son automobile, de son sac de voyage... Seuls importent son nombril et son compte en banque. On croirait lire du Karl Ove Knausgaard. Sa fille Vilja est une adolescente, leur relation est tendue ; non moins tendue est sa relation avec sa femme. Les terribles feux de forêts qui ravagent le nord de la Suède, comme en 2018, semblent d’abord ne relever que du décor – et le livre se passe en réalité plus tard, puisque après le Covid (mais depuis, il n’y a pas eu de tels incendies), peut-être en 2023. Enfin, l’action démarre. Didrik se retrouve coincé avec sa femme et leurs trois enfants en Dalécarlie, près de Rättvik. Les réactions de la population oscillent entre l’égoïsme et la solidarité. La chaleur, certains y trouvent leur compte, ça rappelle un peu la Méditerranée, tandis que d’autres légitimement s’inquiètent. L’important et le dérisoire s’affrontent. Ce premier personnage laisse la place à une jeune influenceuse, ancienne maîtresse de Didrik. Lequel, avec sa fille nouveau-né, se réfugie dans l’appartement qu’elle occupe momentanément, en plein centre de la capitale. « À Stockholm c’est le chaos total, manifestations violentes dans plusieurs zones, saccages importants, parfois assortis de pillages dans les quartiers d’affaire, des dizaines de milliers de personnes bloquées dans les gares, les aéroports et sur les autoroutes (…), les routes sont inaccessibles, le réseau téléphonique ne fonctionne pas... » Puis c’est le fils du propriétaire de cet appartement, un ancien joueur vedette de tennis, qui surgit, avant l’arrivée de Vilja. Et la forêt brûlera sous nos pas part d’une bonne idée, mais elle est traitée comme un roman d’aventure, le pendant suédois de Black-out de l’auteur autrichien Marc Elsberg. Les réflexions pertinentes semblent secondaires. « Nous sommes une catastrophe naturelle qui s’étend depuis dix mille ans, nous sommes la sixième extinction de masse, nous sommes un super-prédateur, une bactérie meurtrière, une espèce invasive... » Présenté comme « le premier roman d’importance sur la question climatique », celui-ci vient pourtant après ceux, par exemple et pour rester dans cette région du monde, de la Norvégienne Maja Lunde (cf. Une Histoire des abeilles, Bleue). « ACCLIMATEZ-VOUS, BORDEL », hurlent les personnages du livre de Jens Liljestrand. La tension monte jusqu’à ce que tombe une première goutte de pluie, puis beaucoup d’autres. La situation redevient normale, si l’on ose dire, le saccage de notre milieu naturel peut reprendre comme avant. Plutôt décevant.
* Jens Liljestrand, Et la forêt brûlera sous nos pas (Även om allt tar slut, 2021), trad. Anna Postel, Autrement (Littérature), 2022
Klingsor
Torgny Lindgren (1938-2017) est, selon nous, un auteur inégal, qui a signé au moins un chef d’œuvre, Le Chemin du serpent, et des romans à la construction plus douteuse. Dans ce nouveau volume, Klingsor, il nous relate la vie d’un artiste peintre méconnu. Trouvant un verre posé de travers, et ce depuis des lustres, sur une souche d’arbre, en pleine forêt, le jeune homme se découvre une âme d’artiste et va dès lors peindre et peindre encore des toiles qui comporteront toutes ce motif incongru. « - J’ai vu dans ce verre (…) des choses qu’une âme simple aurait pu décrire comme de la fragilité et de l’impermanence, mais que j’ai immédiatement considérées comme de la permanence et de l’inébranlabilité. » Klingsor persiste, en dépit des avis de Fanny, sa professeure d’art, qui estime qu’il n’a pas toute sa tête, avant de s’éprendre de lui. Les années passent et il n’évolue pas, poursuivant son but, un unique but : « employer la chirurgie de la peinture pour ouvrir les objets et exposer aux regards de tous leur vie intérieure. » Censé préparer la rédaction d’une biographie de Klingsor, le narrateur ne tarit pas d’éloges sur le peintre et s’efforce de rencontrer les personnes qui l’ont connu. Mais le propre de Klingsor n’est-il pas de traverser son époque comme une ombre ?
* Torgny Lindgren, Klingsor (Klingsor, 2014), trad. Esther Sermage, Actes sud, 2020
La Fille de cinquante ans
« Je veux remettre au goût du jour les termes de vieilles filles », commence par expliquer Malin Lindroth (auteure, par ailleurs, de Quand les trains passent..., un récit théâtral plutôt pour les ados) dans La Fille de cinquante ans. « Je rêve d’une vieille fille qui sorte du placard de la honte, qui cultive sa position et qui devienne la propriétaire de son histoire. » Petit ouvrage, entre l’essai et le récit, pas loin du journal intime, très intéressant, sur un thème dont on ne parle pas. Car s’il existe des êtres invisibles, oubliés notamment de la littérature ou du cinéma, les fameuses « vieilles filles » en font assurément partie. À l’heure où le consumérisme a normalisé l’ensemble des relations sociales, la vie dite de couple s’est imposée. Le mensuel Le Chasseur français n’est plus le seul sur le marché du célibat, les sites internet prospèrent pour, contre monnaie sonnante et trébuchante, assurer à chacun d’entre nous une vie forcément heureuse – à deux. Pas une vie seul, non, car le célibat, au-delà d’un certain âge, est censé révéler des problèmes comportementaux. Pourtant, « ...ma solitude était si grande et si archaïque qu’elle appartenait au monde entier. Et je ne me sentais plus seule », se souvient Malin Lindroth après avoir arpenté le « paysage lunaire » de l’Islande. Pour beaucoup, aujourd’hui, la solitude apparaît comme une maladie, une tare. Vivre seul, c’est comme vivre sans télé ni smartphone... ! Impensable, sinon à passer pour quelqu’un de dérangé. « La solitude involontaire, c’est toujours pour les autres. » Les vieux hommes célibataires sont considérés comme des pervers, d’une catégorie ou d’une autre, et les femmes, comme de gentilles vieilles, celles avec des poils de chat sur les pulls... Pourtant, pourtant... « Avec le temps, va... On est tout seul, peut-être, mais peinard », chantait Léo Ferré.
* Malin Lindroth, La Fille de cinquante ans (Nuckan, 2018), trad. Marianne Ségol-Samoy, Globe, 2021
L’Autre Paris
Auteur très connu en Suède, Ivar Lo-Johansson (1901-1990) l’est beaucoup moins en France où il a pourtant été traduit dès 1952 avec un roman « de mœurs », comme on disait alors, Mona est morte, puis, trois décennies et demi plus tard, deux recueils de nouvelles, choisies et présentées par le traducteur, Philippe Bouquet, Histoire d’un cheval (1987) et La Tombe du bœuf (1990). L’Autre Paris est un récit, publié initialement en Suède en 1954 avec des photographies de Tore Johnson (fils du Prix Nobel de Littérature Eyvind Johnson), non retenues ici. « Si je suis revenu à Paris, c’est pour y observer de près le monde de la pauvreté : les mendiants, les prostituées, les vieux dans leurs asiles et les miséreux dans leurs refuges. Paris vient de fêter ses deux mille ans. Moi, je ne dispose que d’un recul de vingt-cinq ans. Mais je suis à l’âge où l’on demande à ses vieilles connaissances : comment ça va ? » Dans ce récit, l’auteur confronte donc deux visions de la capitale française : celles de son premier voyage en 1925 et celle de son retour, dans l’après-guerre. Paris était encore Paris, aurait pu se lamenter un Léo Malet ou un Robert Doisneau : les prostituées étaient de gentilles petites dames et pas des « putes » d’origine africaine sub-saharienne recrutant sur les boulevards des Maréchaux et battues par leurs souteneurs ; les « Nord-Africains » des travailleurs économes et pas de présumés djihadistes ; les clochards des philosophes bohémiens et pas des SDF tabassés dans la rue par des soudards nationalistes ; les tenanciers de braves types rougeauds et pas des marchands de cirrhose… Images caricaturales, à coup sûr, mais qui étaient celles au moins des touristes et qu’il est intéressant de confronter à celles d’aujourd’hui, avec ces militaires mitraillettes entre leurs bras, censés assurer la sécurité de Parisiens moins sereins que naguère. Dans sa préface, Philippe Bouquet conte la genèse de ce titre, L’Autre Paris, ce « Paris inconnu » en suédois, rappelant opportunément que l’écrivain prolétarien Ivar Lo-Johansson compte parmi les plus grands auteurs suédois et européens du XXe siècle.
* Ivar Lo-Johansson, L’Autre Paris (Okänd Paris, 1954), trad. Philippe Bouquet, L’Élan/Ginkgo, 2016
Un Petit carnet rouge
À présent tributaire des services de soins à domicile, Doris, quatre-vingt seize ans, vit toujours dans son appartement, à Stockholm. Si son corps ne répond plus aussi bien qu’autrefois, sa mémoire n’est pas défaillante et Un Petit carnet rouge que lui a offert autrefois son père l’aide à se remémorer qui, dans sa vie, était qui. À commencer par ce père, menuisier mort prématurément. Âgée d’une quinzaine d’années, Doris, née en 1918, est embauchée comme bonne dans une luxueuse maison du quartier de Södermalm. Commence alors une série de rencontres, dont celle de ce peintre, Göran Nilsson, homosexuel, qui lui ouvre les yeux et qui demeurera, sa vie durant, son meilleur compagnon. « Elle consulte son carnet d’adresses. Tous ces gens qui un jour l’ont fait rire ou pleurer ne sont plus que des noms et des prénoms. Les morts changent dans la mémoire de ceux qui restent. Elle essaye de se souvenir de leur visage, de se les rappeler tels qu’ils étaient. » Elle accompagne sa patronne à Paris, dans le quartier de Montmartre. Un couturier la remarque, l’embauche comme mannequin. Métier ingrat. « Comme si je n’étais pas un être de chair et de sang. Comme si j’étais l’un des mannequins en bois. » Elle pose pour le magazine Vogue. Un photographe tente de la violer, elle résiste, s’enfuit. Revient, veillant à ne plus être seule avec lui. « En ce temps-là, on ne parlait pas de ces choses-là. » Elle apprécie le jazz et voudrait qu’un orchestre en joue le jour de son enterrement. Elle fait la connaissance d’un Franco-Américain, Allan, et partage avec lui les plus beaux moments de sa vie. Mais il part aux États-Unis, ils se perdent de vue. Elle le cherche, l’attend. Il se marie, retourne en France. Aujourd’hui, par le biais d’un ordinateur, elle communique avec sa nièce Jenny, qui vit à San Francisco. « Le plus important, c’est de savoir rire ensemble », lui dit-elle. Jenny, que Doris a sauvée lorsqu’elle était enfant et qui, sur le tard, lui permettra de revoir Allan. Un roman fort sur la mémoire et sur les sentiments amoureux, qui durent parfois toute une existence. Journaliste, Sofia Lundberg (née en 1974) parvient à échapper au pathos, qui menace pourtant ce roman (retravaillé après une première publication), si ce n’est à la fin, avec ces retrouvailles par Skype interposé. De fait, Un Petit carnet rouge est plutôt un livre sympathique.
* Sofia Lundberg, Un Petit carnet rouge (Den röda adressboken, 2015), trad. Caroline Berg, Calmann-Lévy, 2018
Un Point d’interrogation est un demi-cœur
Ceux qui aiment les romans qui se terminent bien seront ravis avec Un Point d’interrogation est un demi-cœur, de Sofia Lundberg. Le titre est peut-être un peu nunuche, mais le roman n’est pas désagréable à lire, alors... ! Née, dit-elle à Paris, photographe de mode à New York, Elin Boals est une artiste réputée. Ses sujets de prédilection ? « Des gens beaux. Dans de beaux décors. De belles photos. Tout un monde dans lequel la beauté et la réussite marchent main dans la main » Son mari et sa fille ne la connaissent que sous cette identité. Pourtant, elle est née et a passé son enfance en Suède, jusqu’à ce que survienne un drame. « J’ai tant de souvenirs qui sont remontés à la surface ces derniers jours que je ne peux plus y échapper. C’est comme si c’était la Suède qui venait me chercher. » Après Un Petit carnet rouge en 2018, Sofia Lundberg offre ici une nouvelle romance.
* Sofia Lundberg, Un Point d’interrogation est un demi-cœur (Ett frågetecken är ett halvt hjärta, 2018), trad. Caroline Berg, Calmann-Lévy, 2019
Et le chêne est toujours là
Après Un Petit carnet rouge et Un Point d’interrogation est un demi-cœur, voici Et le chêne est toujours là de Sofia Lundberg. Esther, une jeune femme qui vient de divorcer et qui a la garde de son fils de six ans une semaine sur deux, vit à l’écart de Stockholm, au bord de la Baltique. Sur un banc, sous un vieux chêne sur le tronc duquel un cœur avec deux initiales est gravé, elle rencontre Ruth, une vieille dame. Toutes deux sympathisent. Ruth « estime qu’il faut se débarrasser des vieilles choses sans valeur. Car Ruth refuse de se positionner en victime. » Quand Ruth manque plusieurs jours de suite à l’informel rendez-vous, Esther décide d’aller la retrouver... jusqu’en Italie. Et le chêne est toujours là est un roman sur la violence des hommes à l’encontre des femmes, mais aussi sur la disparition, la mort, la résilience, qui réconfortera les lecteurs/trices que le pessimisme menace. « C’est ma vie à présent. Elle est à moi, et à moi seule. Je suis forte. »
* Sofia Lundberg, Et le chêne est toujours là (Och eken står där än, 2019), trad. Caroline Berg, Calmann-Lévy, 2021
Strega
Elles ne savent pas trop où elles sont, ni pourquoi elles sont là. Strega est une petite ville à l’écart du monde, où trône l’hôtel Olympic, autrefois splendide. « L’hôtel se situait dans une vallée isolée, entourée de montagnes noires qui s’élevaient d’une verdure verte et humide, près d’un petit lac à l’eau froide et glacé. Il avait autrefois été un endroit célèbre et très fréquenté, un endroit pour les fêtes de mariage et les sports d’hiver, un endroit qui paraissait envoûtant, étincelant de rouge parmi tout ce vert. » Les neuf femmes de dix-neuf ans qui se retrouvent à travailler là sont « filles de travailleuses et de pères invisibles ». Qu’attend-on d’elles ? « Nous devions être de beaux enfants avec les compétences de personnes adultes. » Rafa, la narratrice, conte leur quotidien. Il n’y a jamais personne dans cet hôtel qui devient vite glauque, observe-t-elle, et pourtant, les chambres doivent être faites quotidiennement et s’en éloigner sans autorisation leur est interdit. Un jour, l’une de ces employées disparaît. « Je savais que la vie d’une femme pouvait se transformer à tout moment en scène de crime. » Leur sororité s’en renforce. Ce n’est plus chacune pour soi, leurs destins sont liés. Autrice et traductrice du danois, Johanne Lykke Holm (née en 1987) enseigne l’écriture à l’École des sorcières de Copenhague. Tout sauf un polar, Strega est un roman savamment mené, à l’atmosphère étouffante.
* Johanne Lykke Holm, Strega (Strega, 2020), trad. Catherine Renaud, La Peuplade (Roman), 2022
En route vers toi
Des lunettes aux branches de traviole, une règle en bois, une paire de bottines « style 1900 », une broche… C’est à partir de ces objets récupérés par hasard que Hannah Johansson, aujourd’hui, va remonter le temps et retracer la vie de deux femmes, au tout début du XXe siècle, Signe Sivander et Anna Dahléus, la première institutrice à Tierp, à proximité de Gävle, et la seconde issue de la bourgeoisie de Stockholm et amie de la féministe Brita Löfstedt. Les inégalités de salaire entre les hommes et leurs collègues féminines ou le droit de vote des femmes (pour pouvoir un jour affirmer « Je suis une citoyenne à part entière… »), raillé par de beaux esprits, de beaux messieurs, qui se croyaient pertinents (que l’on pourrait aujourd’hui retrouver dans un magazine comme Causeur… !) alors qu’ils n’étaient qu’extrêmement lourdingues, voici de quoi Signe et Anna vont d’abord converser. Signe « luttait pour faire entendre sa voix. Car si elle ne le faisait pas, l’Histoire ne retiendrait sans doute d’elle que ceci : qu’elle était restée muette comme une carpe. » Une attirance mutuelle rapproche Signe et Anna, elles s’aiment, elles ne s’affichent pas mais ne se cachent pas trop non plus. Mais les combats ne sont pas que politiques, les trahisons proviennent avant tout des proches, comme Signe va le découvrir : et les scrupules de Signe de s’affronter au dilettantisme d’Anna puis au militantisme d’Elvira… ! Signe, amoureuse, qui rédige pour Anna puis pour Elvira des lettres débordant de poésie. Signe, qui s’efface, finalement, qui devient « vieille fille ». Dans En route vers toi, Sara Lövestam suit le parcours de plusieurs femmes, toutes en rupture avec la société de leur temps, toutes en butte au pouvoir des hommes. Ces parcours se croisent, se heurtent. Le temps emmène avec lui les un(e)s et les autres, l’oubli se pose jusqu’à ce que Hannah Johansson, sans y songer vraiment mais se sentant l’héritière de Signe, le secoue et le fasse déguerpir. Au-delà du temps, des liens de sang, à qui sommes-nous liés ? Des silhouettes surgissent alors de la nuit, rebelles. Comme Selma Lagerlöf, par exemple : « Il paraît qu’elle est comme nous (…). » Mais « qui sommes-‘nous’ ? » interroge Signe, n’ignorant pas la réponse. Jouant remarquablement avec l’idée de transmission plus qu’avec celle d’hérédité, bien que cette fameuse hérédité soit un peu l’épine dorsale de ce livre à lectures multiples, Sara Lövestam fait montre ici de beaucoup de talent. En route vers toi est réellement un beau et grand roman, l’une des œuvres importantes de la littérature suédoise contemporaine.
* Sara Lövestam, En route vers toi (Tillbaka till henne, 2012), trad. Esther Sermage, Actes sud, 2016
Dans les eaux profondes…
Ce n’est pas un monde très joli que nous dépeint Sara Lövestam dans ce roman, Dans les eaux profondes… Mais le monde dans lequel nous vivons n’est sans doute pas toujours très joli. À Östersund, petite ville du nord de la Suède, des gosses tentent de grandir tant bien que mal au milieu d’adultes rarement bienveillants. Il y a les parents qui picolent, qui frappent, se frappent, gueulent. Les enseignants qui cherchent à repérer ces parents-là. Les éducateurs qui cherchent à leur retirer leurs gamins. Les gamins qui, la plupart du temps, souhaitent autant rester dans leur famille qu’être placés dans un foyer ou une famille d’accueil. Mic-mac qui échappe à l’œil non averti, mais que des prédateurs repèrent, utilisent, exploitent : « Disons que c’est notre petit secret… » C’est une histoire de pédophilie que raconte Sara Lövestam. Elle montre comment un homme parvient à mettre la main, littéralement, sur un très jeune garçon avec l’aval de sa mère et l’assentiment des professionnels de l’enfance. Professeure de suédois pour les immigrés, militante LGTB et chroniqueuse dans la revue gay suédoise QX, Sara Lövestam (née en 1980) avait déjà publié Différente (Actes sud, 2013), un roman consacré aux choix en matière de sexualité. La pédophilie, pour les enfants, n’est pas un choix mais un abus. Un viol. Ce que l’auteure montre avec tact dans ce livre, Dans les eaux profondes…, s’inspirant d’exemples dont elle a entendu parler. Avec une pudeur qui n’a rien d’évident, avec même de l’humour, avec sensibilité, surtout.
* Sara Lövestam, Dans les eaux profondes… (I havet finns så många stora fiskar, 2011), trad. Esther Sermage, Actes sud, 2015