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La Course du loup
C’est un livre intelligent que Kerstin Ekman offre là, un livre qui surprend le lecteur. La Course du loup présente un personnage qui, au fil des pages, se révèle fort différent de celui attendu. « J’ai aperçu des traces le long du marais. Ce n’était pas celles d’un élan. (…) Si grandes ! (…) Un loup. » Âgé de soixante-dix ans, garde-chasse à la retraite, traquant les élans, Ulf Norrstig (dont le prénom, Ulf/Ulv, signifie « loup » en suédois) passe du temps dans sa vieille caravane en pleine forêt, à observer les arbres, les marais et les animaux qui vivent là. Lorsqu’il aperçoit un loup mâle adulte haut sur pattes au pelage clair, il ne sait pas d’abord comment en parler à Inga, sa femme. « Je l’ai vu et ma vie a cessé d’être ordinaire. J’ai commencé à remettre en question ce qui m’avait animé... » Il n’en fait pas un secret mais conserve pour lui la nouvelle, entretenant dès lors avec l’animal un lien presque amical. « Il est là, quelque part. Ses griffes épaisses et son ouïe fine. Il écoute la forêt en permanence. Ceux qui lui veulent du mal avancent à pas lourds, voient ses empreintes et son urine jaune dans la neige. » Les hommes de sa commune, tous chasseurs, décident d’abattre des loups, qu’importe le nombre autorisé, tout comme ils tuent d’autres animaux proscrits avec l’accord tacite d’une bonne partie de la population. « D’ailleurs, on a toujours enseigné aux jeunes homme à tuer. Tous ceux qui ont fait leur service militaire le savent. » Au fil des pages, La Course du loup devient presque un roman policier. Ulf est de plus en plus acculé, il perd son poste de responsable local de la chasse au profit d’une « saleté d’exterminateur ». Sa caravane est incendiée (en quatrième de couverture, il est fait mention d’un « homme se vidant de son sang dans une cabane » : ah bon ? nous n’avons pas dû lire le même livre !). Quant au loup... N’en disons pas plus ! Née en 1933 à Risinge (Östergötland), Kerstin Ekman publie depuis longtemps. Membre de l’Académie suédoise au fauteuil occupé précédemment par Harry Martinson, elle la quitte en 1989 pour dénoncer son inaction face à la fatwa qui frappe Salman Rushdie. Son premier volume traduit en français était un roman policier (Le Soleil ne se couche pas, Librairie des Champs-Élysées-Le Masque, 1968, réédité ensuite) et quelques autres ont suivi, polars ou non, toujours assez déroutants. Celui-ci, La Course du loup, est, à sa façon, un plaidoyer pour la vie sauvage, pour le respect de la nature. Un très beau roman, qui couronne une œuvre aussi personnelle que difficile à classer.
* Kerstin Ekman, La Course du loup (Löpa varg, 2021), trad. du suédois Marianne Ségol-Samoy, Denoël (& d’ailleurs), 2023
Café Existence
Né en 1948, l’écrivain Horace Engdahl est aussi critique et ex-secrétaire perpétuel de l’Académie suédoise (celle qui décerne le Prix Nobel de littérature). Après La Cigarette et le néant, il nous livre aujourd’hui Café existence, autre recueil d’aphorismes. Du bon et du moins bon au rendez-vous, des remarques qui nous semblent pertinentes et d’autres moins judicieuses. « Autrefois les gens étaient fatigués de la méchanceté et de la laideur, aujourd’hui ils sont las de la normalité. » Entendu mille fois, non ? ce genre d’aphorisme, et propre à toutes les critiques du soi-disant « politiquement correct » que se plaisent à combattre les réacs de toutes sortes… Peut-être ne voyons-nous pas toujours où Horace Engdahl veut en venir ou peut-être, tout bonnement et plutôt, que sa façon de penser et ses références sont bien éloignées des nôtres. Retenons tout de même : « Les auteurs qui prétendent savoir comment édifier un ordre social devraient se demander ce qu’ils pensent des gens qui croient savoir comment un écrivain doit écrire. »
* Horace Engdahl, La Cigarette et le néant (Meteorer, 1999), trad. Elena Balzamo, Serge Safran, 2015
* Horace Engdahl, Café Existence (Meteorer, 1999), trad. Elena Balzamo, Serge Safran, 2015
L’Épidémie
En Suède, à une époque indéterminée qui peut être aujourd’hui, le premier ministre, Johan Svärd, et son gouvernement décident de lutter contre l’obésité. « Enfin quelqu’un qui disait haut et fort ce que tout le monde pensait. » Le Parti de la santé, au pouvoir, a fait son credo de cette question, dont la population souffre et qui coûte cher aux contribuables. « ...Les gros sont des paresseux qui bouffent le budget de l’État avec leurs maladies de gros. » De multiples mesures plus ou moins coercitives sont prises pour inciter les Suédois à ne plus consommer d’aliments comportant des graisses. Mais tout ne va pas assez vite et bientôt Johan Svärd envisage d’éliminer physiquement les individus dont la masse corporelle est supérieure à une certaine norme. Le roman de Åsa Ericsdotter (née en 1981), L’Épidémie, a été publié en France juste quand a commencé la pandémie de Covid 19. Il pourrait être donc dans l’air du temps, mais il s’agit ici d’une maladie, à proprement parler, plus que d’une épidémie. La mise à l’écart de divers type d’individus, ceux-ci variant selon les époques (les Juifs, les Arabes, les Noirs ou... les obèses), a toujours séduit les régimes autoritaires. Le roman de Åsa Ericsdotter relève cependant plus de la farce que de la prophétie. On ne comprend pas bien pourquoi le gouvernement pourchasse les obèses et va jusqu’à les tuer. Un modèle de « société hygiénique » à promouvoir ? Dans quel but, puisque Johan Svärd est déjà au pouvoir et que, par ailleurs, rien n’est dit sur d’autres délires similaires de son Parti ? Il nous semble manquer quelque chose à ce roman pour être convaincant.
* Åsa Ericsdotter, L’Épidémie (Epidemin, 2016), trad. Marianne Ségol-Samoy, Actes sud (Actes noirs), 2020
Patte de velours, œil de lynx
Auteure discrète, Maria Ernestam ? Peut-être et pourtant ses romans sont tous des bonheurs de lecture. Le dernier, Patte de velours, œil de lynx (Œil pour œil, patte pour patte, en suédois : pourquoi ne pas avoir conservé ce titre ?), est très court, une petite centaine de pages. Quelque part dans le sud-ouest de la Suède, un couple emménage à la campagne, dans une maison rénovée. Le cadre est idyllique et les voisins les plus proches semblent charmants. Ne proposent-ils pas leur aide dès le premier jour ? Hélas, leur chat s’est approprié le territoire et ne veut pas partager avec celui des nouveaux arrivants. L’histoire est racontée, par moments, du point de vue du félin, au point que le lecteur plonge dans un machiavélisme dont l’être humain ne saurait bien sûr être capable. « De très mauvais goût, toute cette histoire. Que savait-on des gens, au fond ? La peur de se mêler des affaires des autres, et ainsi de suite. Cela prêtait à réfléchir. » Que sait-on des autres, en effet ? L’intrigue de ce roman repose entièrement sur cette question, qui finit par se retourner : que sait-on de soi ? La folie et la suspicion piétinent derrière les rideaux, prêtes à se montrer, sans plus aucune pudeur. Livre après livre, Maria Ernestam prend place dans la littérature suédoise de qualité. De grande qualité.
* Maria Ernestam, Patte de velours, œil de lynx (Öga för öga, tass för tass, 2014), trad. Esther Sermage, Gaïa, 2015
Le Peigne de Cléopâtre
Nous avions lu, à l’époque de sa publication (2010), Toujours avec toi : agréable surprise. Puis Les Oreilles de Buster (l’année suivante), de nouveau très agréable surprise, avec la conviction que l’auteure, Maria Ernestam, s’inscrirait durablement dans la littérature suédoise. Le Peigne de Cléopâtre nous confirme dans cette idée. Un roman policier, ce livre ? Presque, mais aussi beaucoup plus. Trois amis, Anna, Mari et Fredrik, décident d’unir leurs efforts pour créer une entreprise capable « de résoudre les problèmes des gens » : elle s’appellera Le Peigne de Cléopâtre et sera installée dans un café, dans le quartier de Söder, à Stockholm. On les sollicite pour aider des enfants à faire leurs devoirs ou pour vérifier les comptes des entreprises. Jusqu’au jour où une femme battue, d’un certain âge, les embauche malgré eux pour assassiner son mari. Comme la tâche est accomplie à la perfection (le salopard meurt étouffé sous un oreiller et la police n’a aucun soupçon) elle en parle autour d’elle et d’autres clients s’adressent au Peigne de Cléopâtre. « Nous sommes en plein cauchemar ! Comment en est-on arrivés là ? Nous sommes pourtant des gens normaux, Fredrik, toi et moi. Jusqu’à ces dernières semaines, en tout cas. Et voilà qu’on nous considère comme les tueurs à gages de la compassion. » En effet, même si cela paie bien, tuer à la place des autres n’est pas de tout repos… psychologique. Tout au moins pour qui n’a pas cette vocation. Un roman sur la mort et l’amitié, drôle et fin, d’une auteure qui n’en finit pas de nous étonner.
* Maria Ernestam, Le Peigne de Cléopâtre (Kleopatras kam, 2007), trad. Esther Sermage et Ophélie Alegre, Gaïa, 2013
Le Pianiste blessé
Née en 1959, Maria Ernestam n’a vraiment commencé à publier qu’en 2005. Elle est l’une des grandes plumes de la littérature suédoise d’aujourd’hui. Pour preuve, son nouveau roman, Le Pianiste blessé, qui voit Marieke et Veronica, deux amies d’enfance, renouer après dix ans de brouille, avec Klara comme personnage central. Klara, aux multiples facettes, qui était la tante de Veronika et surtout sa mère de substitution, décédée. « Bien sûr, nous les êtres humains naissons pour nous battre. Mais il devrait tout de même nous être accordé de pouvoir poser le pied sur quelques pierres stables, ne pas déraper dans notre croyance illusoire en la permanence de toute chose… » Craignant que la véritable personnalité de Klara ne leur échappe définitivement, Marieke, écrivaine qui publie des polars surtout pour gagner de l’argent, et Veronika (« On considérait qu’elle était douée sur tous les plans, elle était vouée à la réussite et irait loin ») décident de placer leurs pas dans les siens. Première destination : la Malaisie, où Klara se rendait une fois par an. Puis San Francisco. À chaque fois, elles découvrent une Klara bien différente de celle qu’elles ont connue, amie avec tout un groupe d’individus qui semblent être des hurluberlus – ce qui n’est pas péjoratif. « Ils changeaient d’identité. Pendant un bref laps de temps, ils étaient quelqu’un d’autre. Ou plutôt une autre partie d’eux-mêmes, et ce, sans que cela ait des conséquences significatives sur l’existence qu’ils menaient le restant de l’année. (…) Ils faisaient un break dans leur vie habituelle. » Au travers du portrait de cette femme libre et en quête d’un bonheur immédiat, c’est aussi l’histoire de Marieke et de Veronica que Maria Ernestam relate ici, notamment la liaison de l’une et de l’autre avec James Harrison, le « pianiste blessé ». Les livres de Maria Ernestam sont tous différents et, cependant, tous débordent d’émotion, que ce soit Le Peigne de Cléopâtre ou Les Oreilles de Buster. Celui-ci, Le Pianiste blessé, est encore une grande œuvre.
* Maria Ernestam, Le Pianiste blessé (Den sårade pianisten, 2016), trad. Anne Karila, Gaïa, 2017
Jambes cassées, cœurs brisés
Avec Maria Ernestam, les petits drames de la vie quotidienne deviennent des tragédies existentielles. Pour preuve, ce roman, Jambes cassées, cœurs brisés. Oublions le titre, pas des plus heureux, pour faire la connaissance de Lisbeth, institutrice de trente-huit ans, occupée, sur un marché de Noël, à vendre des brioches au safran confectionnées par ses élèves, en vue de financer leur séjour à la neige. Comme toujours dans les romans de Maria Ernestam, d’intelligentes réflexions sont énoncées au long des pages. Ainsi, ici, l’héroïne subit les remarques déplaisantes de certaines de ses connaissances – les enseignants figurent parmi les pires des fonctionnaires, à les entendre. « Quel était l’intérêt de toujours raconter aux autres qu’ils avaient beaucoup de chance ? (…) Si l’on trouvait si fantastique, par exemple, que les enseignants aient tant de vacances l’été, eh bien ! On pouvait devenir enseignant. » Lisbeth subit. Elle a toujours subi. Oh, rien de très grave ne lui est arrivé, mais de caractère plutôt effacé, elle a laissé sa grande sœur occuper toute la place à la maison, elle a laissé Harry, un bellâtre, se moquer d’elle quand elle a vécu en couple. « Je te trouvais lâche (…), parce que tu ne t’opposais pas », lui dit ainsi un moniteur d’équitation dont elle avait été secrètement amoureuse. Quand un prof de sport est recruté à son détriment à l’école, elle estime que ça suffit. Avec la complicité d’un médecin, elle se fait plâtrer une jambe et... tout change. Jambes cassées, cœurs brisées n’est pas le meilleur roman de Maria Ernestam (il faut lire d’elle l’excellent Les Oreilles de Buster, ou Toujours avec toi), il figure dans sa veine apparemment plus légère (avec, par exemple, Patte de velours, œil de lynx), mais il n’est pas à négliger. À l’instar de Karin Brunk Holmqvist ou de Katarina Mazetti, l’auteure excelle dans le second degré ; ses personnages ne sont pas des super-héros, ils nous ressemblent, ils ressemblent aux anonymes que nous côtoyons. Une agréable récréation que cette lecture, pourrait dire la Lisbeth de ce roman.
* Maria Ernestam, Jambes cassées, cœurs brisés (Brutna ben & brustna hjärtan – en alldeles omöjlig jul, 2018), trad. Anne Karila, Gaïa, 2019
La Reine en jaune
Du Suédois Anders Fager, les éditions Mirobole avaient déjà publié Les Furies de Borås (2014), un recueil d’histoires fantastiques extraites de Samlade svenska kulter, toutes prenant le monde contemporain pour cadre. Puisant dans le même gros volume, elles récidivent avec une autre sélection, La Reine en jaune. Anders Fager trace le portrait de personnages plutôt déjantés, comme cette My Witt, star de la photographie artistique porno (« Le chef d’œuvre de Mademoiselle Witt ») ou ces soldats persuadés de repousser des espions russes installés sur une île suédoise (« Quand la mort vint à Bodskär »). Né en 1964, Anders Fager est présenté comme « ex-punk » et « ex-geek ». Ses nouvelles s’inspirent de la mythologie et du folklore suédois. Nécessité, ici, d’apprécier les « contes horrifiques »…
* Anders Fager, La Reine en jaune (Samlade svenska kulter, 2011), trad. Carine Bruy, Mirobole, 2017
De fleurs et de larmes
« On ne connaît vraiment un pays que quand on a l’expérience de ses prisons », dit un personnage, une femme incarcérée pour la seconde fois, dans De fleurs et de larmes. Le cadre de ce roman de Aris Fioretos (né en 1960 à Göteborg, de parents grecs et autrichiens) n’est pas précisé mais évidemment, impossible de ne pas le situer dans la Grèce de 1973, celle dite « des colonels » (1967-1974). Quand le coup d’État et la répression qui suivit contraignirent de nombreux Grecs à l’exil, dont des artistes, comme toujours visés en priorité. Étudiante réalisant un mémoire sur « les logements collectifs dans les zones urbaines à forte densité de population », Mary, dans ce roman, est enceinte d’un jeune leader contestataire. Un jour de novembre 1973, les militaires procèdent à des milliers d’arrestations. Elle refuse de révéler son identité, malgré les tortures qu’elle subit, et sa grossesse. Elle est torturée, puis déportée avec d’autres femmes sur une petite île. Révéler qu’elle est enceinte pourrait l’obliger à dire qui est le père – elle se l’interdit. Jusqu’à quel point tiendra-t-elle ? C’est un beau roman que signe Aris Fioretos : sur une page douloureuse de notre histoire contemporaine, presque oubliée alors qu’elle pourrait recommencer ; sur le parcours silencieux d’une femme que les hommes en armes n’arrivent pas à faire plier. La littérature suédoise contemporaine compte nombre de ces auteurs venus d’ailleurs. Un bel enrichissement.
* Aris Fioretos, De fleurs et de larmes (Mary, 2015), trad. Esther Sermage, Actes sud (Lettres scandinaves), 2020
La Vérité de Sascha Knisch
En 1928, Sascha Knisch, projectionniste de vingt-neuf ans dans un cinéma de Berlin, frappe à la porte de Dora Wilms, une dame d’assez petite vertu. Un rendez-vous galant, comme tous deux en avaient l’habitude avant leur rupture. Mais elle attend visiblement quelqu’un d’autre et elle le prie de se cacher dans la penderie. Quand Sascha en ressort, c’est pour découvrir son cadavre. « J’avais tout ce qu’il me fallait, et tout le temps voulu à ma disposition. Aujourd’hui ne reste que mon sexe... (…) L’histoire que je vais vous raconter concerne la prétendue ‘question sexuelle’. » Il tente de mener sa propre enquête, surtout pour contrer les soupçons qui se portent sur lui. De fait, La Vérité de Sascha Knisch (dommage que ce roman ne soit pas traduit directement du suédois) s’apparente à un roman policier avec un fond historique, l’Allemagne et l’Autriche d’avant l’Anschluss. « Réunir tous les détails contradictoires de mon histoire et les réunir selon un schéma nouveau, plus convaincant ? » Sascha Knisch est amené à rencontrer divers sexologues avec lesquels Dora était en relation et à s’interroger sur les multiples pratiques sexuelles de ses contemporains, de l’homosexualité à l’inceste, ou de la zoophilie au transformisme et à l’onanisme. C’est plus prompt que scabreux, c’est plutôt drôle et bien mené.
* Aris Fioretos, La Vérité de Sascha Knisch (Sannigen om Sascha Knisch, 2003), trad. de l’ang. Anne Damour, Le Serpent à plumes, 2008
Le Jardin
Le jardin dont il est ici question est celui de Carl von Linné, le célèbre botaniste. Situé à Uppsala, il est entretenu par un jardinier qui ne comprend pas grand-chose aux desiderata de son employeur. Né en 1955, directeur artistique du Théâtre dramatique royal de Stockholm, Magnus Florin avait déjà publié La Pharmacie chez le même éditeur. Il met ici en scène un Carl Linnæus obnubilé par la classification de la faune, de la flore et même des minéraux et qui n’est entouré que d’individus peu compétents, seulement attentifs aux aléas de la vie quotidienne. « Linnæus poursuit : ‘La classification ne provient pas seulement de la nature, mais tout autant de la réflexion humaine. C’est notre manière de comprendre la nature.’ Le jardinier : ‘Je ne peux rien imaginer de tel.’ » Seuls quelques étudiants portent estime à ses recherches mais même parmi eux, il s’en trouve pour se moquer de lui et le dénigrer. Ce livre n’est pas une biographie de Linné. Juste un portraits réalisé à l’aide d’images de tous les jours, parfois banales et d’autres fois surprenantes. On imagine ce texte, suggestif et riche d’émotions, lu, joué.
* Magnus Florin, Le Jardin (Trädgården, 1995), trad. Alain Gnædig), Cambourakis, 2016
Voyous
Les éditions Cupidus Legendi nous avaient récemment proposé Un Été avec Monika de Per Anders Fogelström. Ce court roman, Voyous (le premier de l’auteur à être adapté au cinéma) lui est antérieur de deux années. Fogelström se propose ici de présenter les divers individus qui l’ont accompagné durant sa jeunesse, dans le quartier alors populaire de Södermalm (« le Montmartre de Stockholm »). Qu’il s’agisse de Tosse ou de Quat’Saisons, de Hempa ou de Benke, ou encore de Gun ou de Cissi, cette dernière serveuse dans un bar, tous sont inscrits avec force dans sa mémoire. « La cour et l’escalier. Personne le matin, les copains et moi dans l’escalier en fin de journée, la cour plongée dans le noir le soir. » Si l’un d’eux se destine à la prêtrise et fait la fierté de ses parents, un autre, son frère peut-être, annonce qu’il finira en prison, puisque tel est le destin de nombre des gosses grandis dans ces ruelles. La vision de Per Anders Fogelström est conciliante, voire complice, avec des accents antimilitaristes (voir tout à la fin la diatribe de Quat’Saisons, la voix de l’auteur semble-t-il) et même libertaires. Pour avoir été l’un de ces enfants, il sait que tous n’étaient pas de mauvais bougres et que, dans d’autres circonstances, la société s’enorgueillirait de leur apport. Mais là, celui qui prend la tangente est aussitôt puni, comme Hempa sur qui se jette Pourri’Ture, l’enseignant. « Dans un sens, la rue et la cour ont été notre université, a dit Quat’Saisons. La plupart des trucs qu’on a appris, c’est là qu’on les a trouvés. Et c’est pas plus mal au fond. » La « bande » plutôt que la famille. Les thématiques de ce livre sont toujours actuelles, on ne parle plus de « blousons noirs » mais de « dealers », l’exclusion, volontaire ou non, peut apparaître comme une solution pour quitter la misère ambiante. « C’est pour ça qu’on a choisi la bande. C’était un choix facile, il allait de soi. C’était l’envie d’en être, de voir des choses se passer qui nous a poussés à faire le saut. Être tous ensemble, ça a toujours quelque chose de festif. (…) C’est la bande qui nous a appris ce que c’était qu’être un homme, à croire en l’humanité et la collectivité. » Per Anders Fogelström présente brièvement les émeutes qui ont touché le quartier de Söder au printemps 1948 (Götgatskravallerna) et qui anticipent d’autres violences récentes. Les temps changent, les malaises sociaux se déplacent, faute de s’effacer.
* Per Anders Fogelström, Voyous (Ligister, 1949), trad. du suédois et annoté par Vincent Dulac, Cupidus Legendi, 2024
Un Été avec Monika
« Vous qui travaillez dans le centre et qui plongez dans la foule au moment même où vous sortez du boulot, vous ne comprendrez jamais vraiment ce que cela peut faire de gagner sa vie dans une petite rue tranquille des faubourgs, à quatre ou cinq pâtés de maisons de la première ligne de tramway ou d’autobus. » Ainsi commence Un Été avec Monika, roman signé Per Anders Fogelström (1917-1998) dont le réalisateur Ingmar Bergman (1918-2007) s’était emparé pour son célèbre film éponyme (1953). Étrangement, le livre n’avait jamais été traduit en français. Un défi pour Vincent Dulac, traducteur, auteur des annotations et responsable des éditions Cupidus Legendi, dont le catalogue compte à présent dix titres, tous œuvres méconnues, voire inconnues, du riche répertoire littéraire nordique de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe. Ici, nous sommes au tout début des années 1950, à Stockholm. Le lecteur fait connaissance avec Harry Lund, dix-huit ans, « un petit gars pâlot aux cheveux blonds, qui avait souvent l’air absent », grandi trop vite, commis et coursier dans une maison de gros en porcelaine ; et Monika Eriksson, d’un an sa cadette, « la môme de l’entrepôt de fruits et légumes », les cheveux noirs, « le visage un peu enfantin », aux discussions souvent superficielles. Monika qui « avait connu des garçons avant lui, il n’y avait là rien d’anormal, rien à redire ». La description du quartier dans lequel ils vivent et travaillent ou celle du miteux café le Douze dans lequel ils se retrouvent, ne sont pas sans rappeler certaines pages d’un Eugène Dabit, d’un Henry Poulaille, voire d’un Émile Zola, avec les ouvriers et les employés qui se croisent dans des rues que de petits commerces de toutes sortes rendent vivantes. Les bruits sont quasiment restitués à chaque page, le lecteur hume l’odeur du pavé humide et de la « lavasse », cet ersatz de café servi alors que les restrictions dues à la guerre ne sont pas encore toutes levées, l’agitation des lieux résonne longuement. Monika et Harry sont deux grands enfants (« Deux enfants au soleil » aurait pu chanter Jean Ferrat : « La mer sans arrêt roulait ses galets/Les cheveux défaits, ils se regardaient... », collant presque mot pour mot au roman) avec des projets juste de leur âge, de leur temps et de leur classe sociale. Pour Monika, l’avenir ressemble aux longs-métrages qu’elle voit avec lui au cinéma « Garbio » : « Des images de films défilèrent dans sa mémoire, elle vit de belles personnes dans de beaux intérieurs, des femmes qui ne travaillaient pas et que personne n’insultait, dont l’existence se résumait à se faire belles et à se faire aimer. Des femmes qui étaient comme des secrets, inaccessibles, désirables. » Pour Harry, « l’escapade du jour lui avait fait découvrir un monde différent, grand ouvert, embelli de flots scintillants, de rochers chauds et de buissons verdoyants ; un monde de liberté. Et le jour d’après serait celui du turbin... » Celui du salariat avec son ennui, sa mesquinerie, son aspect sordide, pour un gamin sur lequel les adultes déversent leur rancœur plutôt que de chercher à briser leurs propres chaînes. Entortillés dans leur famille et leur boulot sans intérêt, tous deux montent dans un petit bateau afin de vivre leur amour, leur « rêve », d’une île à l’autre de l’archipel de la capitale suédoise, « seuls, seuls face au monde », entourés de « ils » menaçants – les autres, tous les autres. La précarité se rappelant à eux, ils en viennent à commettre des larcins dans les jardins et les maisons de vacances vides, façon Bonnie and Clyde à la toute petite semaine. « ...Tout cela ne durerait pas, ce n’était pas sérieux. » Eux qui se voulaient des « rebelles libres » se transforment peu à peu en « exclus », en « proscrits », mais pourtant l’expérience fait de l’un et l’autre des individus nouveaux. Harry y gagne son émancipation intellectuelle. L’histoire est des plus simples ainsi résumée et pourtant son intrigue captive le lecteur – à l’instar du roman Elle n’a dansé qu’un seul été du contemporain de Fagelström, l’écrivain Per Olof Ekström (1926-1981), adapté au cinéma par Arne Mattsson (1919-1995) sous le même titre (1951) et comportant également quelques scènes vaguement « osées », contribuant à donner de la Suède une image fausse de pays déluré. Dans Un Été avec Monika, le monde du travail, celui du bas de l’échelle sociale, est vu par un couple de jeunes Suédois. Les questions qu’ils se posent sont plus suggérées qu’énoncées. « ...C’est à peine s’ils se rappelaient que la bête vorace qui avait menacé de les engloutir, qui les avait soumis à sa loi et avait consumé leurs forces vitales, que cette bête qui semblait si loin à présent était toujours vivante. » Ils sont deux contre le monde entier, si hostile, et les sentiments qu’ils se portent leur permettent de le défier. Quand ils se mettent « en ménage », qu’un enfant naît, troisième partie du livre, c’est une autre paire de manches. La vie quotidienne peut laminer les plus folles espérances. Il n’est pas interdit de songer alors au roman d’André Remacle, Le Temps de vivre (1966) – après les fredaines, voici l’heure de rentrer dans le rang. La façon d’appréhender l’existence a sans doute énormément changé depuis les années 1950, il demeure que les années dites d’« apprentissage » – celui du salariat et de son emprise sur chaque instant de la vie, mais aussi celui de la liberté et des premières relations amoureuses – forgent un individu. « Sans savoir pourquoi, ils eurent le sentiment d’être vraiment libres pour la première fois. Ils ne s’étaient pas seulement débarrassés de leurs vêtements, ils avaient perdu autre chose. Ils ne ressentaient plus la honte, ni la gêne, ni même un peu d’excitation à se voir dans le plus simple appareil. Tout était si naturel, les choses étaient comme elles étaient, ils avaient tout laissé derrière eux et avaient à présent une grande liberté à partager. » Publié initialement en 1951, le roman, bel éloge de la nudité et de la sobriété, était étonnamment moderne : de par son sujet – le passage en une saison, un été, de l’enfance à l’âge adulte –, de par surtout le traitement de ce sujet, petite apologie de l’amour libre. Aujourd’hui, avec les réactionnaires de tout poil qui veillent sur ce qu’ils appellent les bonnes mœurs, facistoïdes, fréristes et adeptes du wokisme unis dans leur phobie de la liberté, de notre liberté, pas sûr qu’un éditeur l’ajouterait à son catalogue – sauf Cupidus Legendi, ce qui est tout à son honneur. Il y a un côté universel dans Un Été avec Monika, roman pourtant situé on ne peut plus en terres suédoises. Côté universel qui explique son adaptation cinématographique et son grand succès. Un film à voir, encore aujourd’hui, car tant de sensibilité en émane, et un livre à lire, d’une grande force, un classique méconnu.
* Per Anders Fogelström, Un Été avec Monika (Sommaren med Monika, 1951), trad. du suédois et annotations Vincent Dulac, Cupidus Legendi, 2023
La Maison de vacances
En 2014, Anna Fredriksson, auteure et scénariste (on lui doit notamment l’adaptation de certains volumes de Wallander de Henning Mankell) avait publié, chez Denoël, Rue du bonheur, un roman plutôt intimiste sur la vie d’une mère célibataire. Voici aujourd’hui La Maison de vacances. Mère d’un garçon à présent adulte, Eva Sandgren est professeur dans un lycée de Stockholm. Une prof qui prend son boulot à cœur et qui, pour cette raison, n’a pas que des amis parmi ses collègues. Sa mère vient de mourir – un suicide. Elle s’attend à récupérer la vieille maison de vacances sur une île de l’archipel de Stockholm, puisqu’elle était la seule à rendre visite à sa mère lorsque celle-ci y séjournait mais Anders, son frère, et Maja, sa sœur, ne sont pas de cet avis : ils veulent la vendre au plus vite. Qu’importent les souvenirs, ils ont une famille et des projets, eux, ou cherchent à l’en convaincre. Eva devrait se ranger à leur avis, ce serait tellement plus simple. Pourquoi se réfugie-t-elle dans la solitude ? Et ne vit-elle pas la visite d’agents immobiliers dans cette maison comme une sorte de viol ? « …Pas question d’abandonner. Elle reste ici », finit-elle par se persuader et alors que sa sœur, son frère et leurs conjoints et leurs enfants ont déboulé pour passer quelques jours de vacances et surtout examiner la maison sous tous les angles et faire quelques menus travaux afin de la vendre au meilleur prix lorsque des « acheteurs potentiels » se présenteront. C’est une petite résistance du quotidien que nous conte ici Anna Fredrikson (née en 1966), pas un acte héroïque, un « non » prononcé doucement et qui enfle au fil des pages. Le lecteur ne sait jamais si Eva, pourtant, ne va pas renoncer et se ranger aux propos si sages, si pleins de bon sens, d’Anders et de Maja : pourquoi s’accrocher à cette baraque qu’elle ferait mieux d’oublier ? Les souvenirs sont morts, autant les jeter dans le feu comme de vieux papiers, n’est-ce pas, à l’instar de ce que fait Maja ? « La maison où j’ai grandi » était l’une des toutes premières chansons de Françoise Hardy, une belle chanson, et elle pourrait accompagner la lecture de ce roman conjuguant adroitement mélancolie et révolte – tout en regrettant la fin, bien décevante : quand tout rentre dans le rang, autrement dit, quand l’union défait la force.
* Anna Fredriksson, La Maison de vacances (Sommarhuset, 2011), trad. Lucas Messmer, Denoël, 2016
Le Chemin de la plage
Âgée d’une quarantaine d’années, Jenny est en bonne santé et possède un « petit nid douillet au centre-ville », mais Johan, son mari, la trompe et ils se séparent. Pour se remettre de son chagrin, elle part en vacances, à bicyclette, avec trois de ses amies dans la région de l’Österlen. Jenny s’aperçoit qu’elle était pratiquement la seule à ignorer le comportement de Johan. Anja, notamment, sa plus proche amie, savait, mais ne s’est-elle pas tue pour préserver le bonheur de Jenny ? Le voyage ne dure que quelques jours, qui passent vite en dépit de l’électricité dans l’air. L’introspection leur permet d’exposer les changements qui ont eu lieu dans leur vie respective. Jenny se souvient de son accession au statut de « cheffe » dans son entreprise, de la traîtrise de la direction, des réactions négatives de ses collègues et de son impression de n’être « qu’une cheffe intermédiaire ratée, couarde et servile ». Du jour au lendemain, elle n’est plus comme eux et son exclusion est tacitement prononcée. « En dépit de cette situation atroce, et alors que tout semblait aller de travers, elle voulait encore prouver son engagement, démontrer qu’elle osait prendre des initiatives. Une fois de plus. » À l’instar de ses précédents romans, Le Chemin de la plage d’Anna Fredriksson est facile à lire, se termine plutôt bien et nul doute que nombre de lecteurs-lectrices se retrouveront dans tel ou tel personnage.
* Anna Fredriksson, Le Chemin de la plage (Augustiresan, 2013), trad. Lucas Messmer, Denoël, 2017
Le Pouvoir des mères
On peut apprécier ou ne pas apprécier pas les romans de Marianne Fredriksson : parce qu’ils nous semblent souvent trop gentillets, qu’ils versent un peu trop vite dans le cliché... Dans Le Pouvoir des mères, Marianne Fredriksson relate la vie de Katarina, une jeune femme qui aime l’amour, l’amour physique : « elle faisait partie de ceux qui ne mélangent jamais aventure et amour ». Mais aujourd’hui Katarina retrouve sa mère, dans la région de Bollnäs, pour lui annoncer qu’elle attend un enfant. Elle a choisit de ne pas avorter. Comme elle avait choisi d’oublier sa pilule. Au retour, Jack, le père de cet enfant, un Américain déjà marié et lui-même père de deux enfants, la frappe violemment lorsque Katarina lui apprend la nouvelle : elle n’est, s’emporte-t-il, que « la pute de ce foutu pays socialiste ». Comme à son habitude, il y a plusieurs femmes au centre du roman de Marianne Fredriksson : Katarina, sa mère Elisabeth, Erika, sa belle-sœur, Ingrid, une voisine… Les relations entre les uns (les unes) et les autres se développent facilement, Marianne Fredriksson sait raconter, mais de nouveau tout s’imbrique presque trop bien, les différends ou les haines s’appellent manque d’écoute, défaut de compréhension, et finalement tout se résout plutôt bien. Impossible de ne pas nous montrer sceptique.
* Marianne Fredriksson, Le Pouvoir des mères (Älskade barn, 2001, trad. Christine Hammarstrand), JC Lattès, 2004