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L’Odyssée de Sven
« Je m’appelle Sven. Certains me connaissent sous le nom de Stockholm Sven, d’autres sous celui de Sven le Borgne ou Sven le Baiseur de Phoques. Je suis arrivé au Spitzberg en 1916. J’avais trente-deux ans et pas grand-chose à mon actif. » Ainsi débute le roman de Nathaniel Ian Miller, « éleveur de bétail dans le Vermont » selon son éditeur français, L’Odyssée de Sven. Sven Ormson, « le Suédois taciturne », débarque sur l’archipel pour travailler comme mineur. Un accident le laisse entre la vie et la mort. Il est défiguré. De bonnes âmes lui viennent en aide, Tapio, par exemple, socialiste finlandais, ou Charles MacIntyre, homme aisé et plein de bon sens qui « travaille pour les mines ». Il peut rester sur l’île, rendre service à qui l’héberge. L’Odyssée de Sven est un roman traité avec humour. Le personnage principal ne brille par aucune qualité particulière – il est plutôt calme, à rebours de pas mal de ses contemporains, et ne vise qu’à se faire une petite place dans une société où la violence n’émane pas que des ours. Quelque peu à la façon des récits de voyages d’Admudsen ou de Nansen auxquels il est souvent fait référence, Nathaniel Ian Miller livre son héros au froid arctique et à la solitude, avec la présence réconfortante d’Eberhard, un vieux chien, ou de Bengt, un morse presque apprivoisé. « ...On peut seulement diminuer ou ignorer le désespoir, mais non l’exorciser. Il vit en soi comme un ver. » À l’âge de trente-neuf ans, Sven se sent toujours désemparé. L’obligation de devoir se débrouiller seul le remplit d’effroi. « ...Perspective si menaçante que mon souffle devenait court et superficiel, que mes poumons refusaient de se remplir et que ma vision se brouillait. » Mais comme, à cause de son visage ravagé, il exclut de retourner en Suède, le voici toujours au Spitzberg, devenu Svalbard lorsque la Norvège fait entendre ses droits. Sa nièce Helga le rejoint, avec un nouveau-né, Skuld, sa fille. Les rustres de l’archipel jouent presque des coudes pour l’aider. L’Odyssée de Sven est un roman très agréable à lire. La famille, notre véritable famille, illustre-t-il, n’est pas celle que l’on reçoit à notre naissance mais celle que l’on se choisit. Un optimisme improbable en l’être humain se dégage de ses pages.
* Nathaniel Ian Miller, L’Odyssée de Sven (The Memoirs of Stokholm Sven, 2021), trad. de l’anglais (États-Unis) Mona de Pracontal, Buchet-Chastel, 2022
Les Graciées
Vardø se trouve en Norvège, sur la presqu’île de Varanger, bien au nord du Cercle polaire. En 1617, une violente tempête emporte une quarantaine de pêcheurs, la quasi-totalité de la population masculine. Les femmes doivent se débrouiller seules. Elles se mettent à pêcher, à cultiver les terres aux alentours. Elles s’en sortent. Mais trois années plus tard, Absalom Cornet, un Écossais, débarque en compagnie de Ursa, la jeune femme de Bergen qu’il vient d’épouser, pour surveiller, en tant que « délégué » et à la place du pasteur, les actes de ces « sorcières ». « Nous sommes ici pour éclairer ces lieux, pour chasser les ténèbres et faire brûler le mal. Pour qu’il soit dévoré par le feu de l’amour de Dieu. » Bigre ! Voilà qui n’augure pas de journées heureuses sous les auspices d’un dieu d’indulgence et de générosité. La répression commence. Kiran Millwood Hargrave (née à Londres en 1990) signe là un roman dense. Le triste épisode de la chasse aux sorcières dans les régions septentrionales a déjà été raconté (songeons au roman de Bergljot Hobæk Haff, L’Œil de la sorcière, qui prend le même lieu pour cadre, à celui de Aina Basso, De la part du diable, ou à la pièce de théâtre de Hans Wiers-Jenssen, Jour de colère, parmi d’autres exemples), mais il n’est pas inutile de recommencer, tant il semble actuel. « Malgré les quatre cents ans qui nous séparent de cette époque, nombreux sont les échos de la nôtre que j’y ai trouvés », relève l’auteure dans une « note historique ». L’histoire de l’humanité est parsemée de périodes où la plus complète inhumanité régnait. Le rappeler suffit-il à s’en prévenir ? Pas sûr, mais il faut le faire car les intégristes de tous poils n’ont pas abdiqué. De par le sujet et de par la façon dont il est traité, Les Graciées est un roman qui suscite bien des réflexions. Il met en scène des personnages difficiles à oublier, comme ces deux femmes, Ursa, l’épouse d’un malade mental au pouvoir exacerbé, et Maren, habitante de Vardø, qui découvre que l’amour peut prendre des formes multiples. Un roman dont il convient de recommander la lecture.
* Kiran Millwood Hargrave, Les Graciées (The Mercies, 2020), trad. de l’anglais Sarah Tardy, Robert Laffont (Pavillons), 2020
L’Étoffe du temps
Ce roman de Lars Mytting, L’Étoffe du temps, s’inscrit à la suite des Cloches jumelles (avant un troisième titre, annoncé). L’histoire de la Norvège en tisse de nouveau l’intrigue. En 1881, le pasteur Kai Schweigaard est de retour à Butangen. Il a auparavant enterré Astrid Hekne, dont il était épris, ramenant avec lui Jehans, l’un des jumeaux de la défunte, l’autre étant mort à sa naissance. Il a pour ambition de retrouver l’une des cloches jumelles, jetée au fond d’un lac, de l’église en bois de Butangen, démolie puis reconstruite en Allemagne, à Dresde. Roman foisonnant, L’Étoffe du temps (le titre est approprié) emporte littéralement le lecteur avec lui, remontant les siècles au gré des réflexions du pasteur. L’érudition est de tous les domaines, des marques et modèles de fusils aux tissus ornés selon les régions de Norvège ou de plus loin puisque le commerce défie les usages et les traditions. Jehans chasse le renne, subvenant ainsi à ses besoins. Jusqu’au jour où il rencontre un riche Anglais nommé Victor Harrison. Malgré leurs différences de classe, les deux hommes sympathisent. Ils se ressemblent tellement. Kai Schweigaard ne sait que penser. À croire, se dit-il, que cet Harrison est le frère jumeau de Jehans ! « Si cet homme était véritablement l’élu, celui des deux ‘frères en riban’ que l’on attendait pour pouvoir repêcher la cloche, alors Victor Harrison serait aussi celui qui le délivrerait des maux qui le tenaient à la gorge. » Victor propose à Jehans de le rejoindre en Angleterre, puis ensuite sur l’île de Ceylan, mais le Norvégien se dispute avec lui et le projet tombe à l’eau. Qu’à cela ne tienne ! Jehans se marie avec Christine et tous deux reconstruisent une petite ferme, avant, grâce à un cours d’eau sur leur terrain et à l’électricité qu’ils apprennent à produire, de prendre la tête d’une fromagerie et de se débarrasser de l’ancien maître, Osvald. Kai Schweigaard suit leurs efforts de son regard indulgent. « Il se battait (…) avec des préoccupations d’homme vieillissant, la crainte d’une sorte de fin du monde, et il y avait dans ses propos une forme de religion sans lien avec une quelconque idée christique, émanant plutôt d’un espoir pour l’humanité. » Le pasteur n’a pas tort, le monde est à une période charnière. De profonds changements affectent durablement la société norvégienne, et au-delà, le monde moderne. La Première Guerre mondiale bouleverse l’équilibre géo-politique en place. Aussi denses que passionnants, Les Cloches jumelles et L’Étoffe du temps sont deux romans qui évoquent les superbes ouvrages du suédois Jan Guillou, Le Siècle des grandes aventures (quatre romans à ce jour traduits en français). Toute une époque revit sous les yeux du lecteur, avec un luxe de détails et de considérations qui permettent de mieux comprendre l’engrenage des événements et de suivre pas à pas les personnages. Lars Mytting est aujourd’hui véritablement l’un des écrivains majeurs de Norvège.
* Lars Mytting, L’Étoffe du temps (Hekneveven, 2020), trad. Françoise Heide, Actes sud (Lettres scandinaves), 2022
Les Cloches jumelles
« Attention, grand roman ! », pourrait indiquer un bandeau sur ce volume. Les Cloches jumelles de Lars Mytting (né en 1968 et auteur du fameux essai L’Homme et le bois) croise « les fils délicats d’un conte nordique tout en finesse et d’un roman d’aventures qui s’étend sur plusieurs générations » indique la quatrième de couverture, avec laquelle nous sommes pour une fois d’accord. Halfrid et Gunhild, deux sœurs siamoises, sont à l’origine, en des temps très anciens, des deux cloches de l’église en bois debout d’un village du Gudbrandsdal, la région autour de Lillehammer en Norvège. Dans le sillage du nationalisme romantique, un certain colonialisme intra-européen est à l’œuvre à la fin du XIXe siècle. Des universitaires de Dresde souhaitent faire démolir cette église et la remonter pièce par pièce en Allemagne, dans leur ville. Trois personnages principaux vont voir leur existence s’entrecroiser : Kai Schweigaard, le « nouveau pasteur », qui décide de vendre cette église, trop étroite et trop vétuste selon lui, et dont la foi vacille devant les événements ; Astrid Hekne, qui habite le village et tient à ce que les « cloches jumelles » dotées du pouvoir magique d’annoncer de grandes nouvelles y demeurent ; et Gerhard Schönauer, élève architecte chargé du démantèlement de l’édifice et de son transport en Allemagne. Âme des lieux, Astrid est une jeune femme forte, qui regarde tant vers le passé que vers l’avenir, n’ignorant pas que « la peine qu’on se donne est moins dure à porter que le deuil ». Elle rêve de prendre le train, autrement dit de voyager de par le vaste monde, et s’éprend de Gerhard Schönauer, dont elle tombe enceinte. Mais même avec la volonté dont elle est pourvue, le destin ou ce qui y ressemble ne se laisse pas facilement contrarier. Après Les Seize arbres de la Somme, voici traduit un nouveau roman aussi puissant que déconcertant de Lars Mytting.
* Lars Mytting, Les Cloches jumelles (Søsterklokkene, 2018), trad. Françoise Heide, Actes sud, 2020
Les Seize arbres de la Somme
Après la publication de L’Homme et les arbres (2016), Lars Mytting propose aujourd’hui un roman, un vrai roman : Les Seize arbres de la Somme. Edvard a trois ans quand, en 1971, ses parents disparaissent mystérieusement en France, à Authuille, près d’Albert, dans la Somme. Un village cerné par les anciens champs de bataille et les cimetières militaires de la Première Guerre mondiale. L’enfant est retrouvé au bout de quatre jours dans un cabinet médical du Crotoy, à cent kilomètres de là. Personne ne sait comment il y est arrivé. Vingt ans plus tard, après la mort de Sverre, son grand-père qui l’a élevé, Edvard Hirifjell, « le cultivateur de pommes de terre », se met en tête de comprendre pourquoi ses parents sont morts. Il remonte pour cela l’Histoire et découvre que, durant la Deuxième Guerre mondiale, son grand-père Sverre était un collaborateur parti combattre sur le Front de l’Est, tandis que Einar, frère de Sverre, aurait été tué comme résistant en France. Mais n’est-ce pas Einar qui a fait parvenir un cercueil de grande qualité pour l’enterrement de Sverre ? Afin de découvrir la vérité, Edvard se rend sur les îles Shetland, où Einar aurait résidé. Divers indices et découvertes lui apprennent que sa propre naissance s’inscrit dans l’histoire et d’une lignée française, et d’une lignée norvégienne. Qu’une page s’est écrite à Authuille, dans un bois où poussaient seize magnifiques noyers. « « …Devant les anciennes positions de mitrailleuses se dressaient toujours les seize noyers. Leur sommet était brisé, leur écorce arrachée et leurs branches brûlées, mais ils tenaient toujours debout. Comme tout avait été balayé alentour, le groupe d’arbres se voyait de loin. » Les Seize arbres de la Somme est un roman extrêmement dense, avec une science arboricole magistrale, qui mêle l’histoire du monde et l’histoire personnelle. Bien que les arbres soient toujours au centre de son ouvrage dont l’intrigue forte l’apparente presque à un roman policier, Lars Mytgting surprend, pour le plus grand bonheur des lecteurs.
* Lars Mytting, Les Seize arbres de la Somme (Svøm med dem som drukner, 2914), trad. Céline Romand-Monnier, Actes sud, 2017
Le Cimetière de la mer
« Certains secrets militaires sont de telle nature qu’ils ne peuvent être confiés à des élus ou autres représentants politiques à cheval sur les principes. » Voilà qui est dit ! Alexandra Falck, ou Sasha, directrice de musée, est la petite-fille de l’écrivaine Vera Lind, laquelle n’a rien publié depuis une cinquantaine d’années et, à l’âge de quatre-vingt quinze ans, se suicide en se noyant dans un étang, dans sa vaste propriété. Olav, fils de Vera et père de Sasha, est à la tête d’une fondation nommée SAGA, qui a « pour mission de raconter l’histoire nationale » : « Certains avaient des milliards sur leur compte, d’autres un capital culturel. Seul SAGA avait les deux. » Une société liée aux services secrets norvégiens et directement impliquée dans les décisions stratégiques prises au plus haut sommet de l’État. Vera Lind a récupéré son testament chez le notaire avant de se donner la mort, il est introuvable. En parallèle, Hans Falck, célèbre médecin humanitaire et neveu d’Olav, se décarcasse pour faire libérer Johnny Berg, dit Yahya Al-Jabal, emprisonné au Kurdistan iranien pour des faits supposés de terrorisme ou d’intentions terroristes. Quand les deux hommes se retrouvent à Oslo, Hans charge Johnny d’écrire sa biographie et, par la même occasion, de remettre la main sur le testament, convaincu que de lourds secrets pourraient mettre en péril SAGA et Olav, son propriétaire. Le naufrage de l’express côtier Prinsesse Ragnhild en octobre 1940 fournira-t-il une explication au long silence de Vera ? Sasha et Johnny vont devoir s’associer pour en savoir plus. Bien que copieux, Le Cimetière de la mer est un roman mené à un rythme rapide, les éléments historiques s’imbriquent les uns avec les autres de manière crédible, dans la lignée des ouvrages du danois Leif Davidsen, par exemple, ou du suédois Robert Karjel. Plusieurs intrigues se mêlent sur fond d’espionnage et de géopolitique, l’histoire de la Norvège durant la Deuxième Guerre mondiale sert ici de trame. Au sein de la population, qui collaborait avec les Allemands, qui résistait ? « Peut-être places-tu finalement la loyauté envers ta famille au-dessus de la vérité », lance Johnny à Sasha. Comme souvent, l’argent permet de se racheter une conscience, voire d’obtenir la croix de guerre après la Libération. Un excellent roman en lien avec le passé mais aussi avec l’actualité internationale.
* Aslak Nore, Le Cimetière de la mer (Havet kirkegård, 2021), trad. du norvégien Loup-Maëlle Besançon, Le Bruit du monde, 2023
Chimera
Le thème de ce roman de Gert Nygårdshaug, Chimera, n’est pas sans lien avec son plus célèbre, Le Zoo de Mengele. La destruction de la nature par l’espèce humaine en est au centre. Ici, c’est Karl Iver Lyngvin, un scientifique, narrateur qui pourrait être l’auteur lui-même, à l’en croire, qui se rend dans le delta du Niger pour observer les bouleversements sur la faune et la flore de l’activité des hommes. « ...Il y a trois raisons à ça (…) : le réchauffement mondial, la teneur en CO2, et surtout la pollution massive... » Une expédition de scientifiques décide d’en savoir plus et d’aller à la rencontre d’un gorille nommé Nelson, un mâle de deux cent cinquante kilos. Son comportement a changé ces derniers temps. Jusqu’alors très sociable avec ses semblables et peu méfiant envers les humains, l’animal est devenu agressif, au point de tuer et de dévorer deux jeunes singes. Les membres de l’expédition décident de l’abattre afin de pouvoir l’examiner. Ils découvrent qu’il est porteur d’un virus qu’ils nomment Chimera. On peut songer, à la lecture de ce roman, à la série TV Zoo. Mais heureusement, Gert Nygårdshaug ne se perd pas dans les méandres et les rebondissements, s’attachant d’un bout à l’autre à un réalisme impressionnant et forcément inquiétant. Conçu comme un thriller, ce roman nous entraîne dans le questionnement de scientifiques impuissants malgré leur savoir et leur bonne volonté face à l’imminence du péril. Avant, « ...beaucoup pensaient que le monde allait s’améliorer. Il y avait de l’espoir. Il y avait des fleurs. » Ce virus, Chimera, est-il si redoutable ou ne constituerait-il pas, à vrai dire, un réel espoir pour l’humanité ? Pour l’heure, l’observation de l’action humaine sur la planète est peu rassurante : « La terre va se transformer en un énorme tas d’ordures et de déchets toxiques, puis en une montagne de cadavres d’hommes et d’animaux en décomposition, qui finiront réduits en ossements, et seront fossilisés d’ici quelques millions d’années. » L’équipe de scientifiques prône une solution radicale, tout en laissant le choix à ses membres missionnés pour la mettre à exécution de le faire... ou non. Souhaitons que Chimera ne soit pas un roman prophétique, bien qu’il en ait tout l’air...
* Gert Nygårdshaug, Chimera (Chimera, 2011), trad. du norvégien Françoise Heide, Gaïa, 2023
L’Ultime festin
Nous avions vraiment apprécié Le Zoo de Mengele de Gert Nygårdshaug, puis avions été sceptiques avec les deux volumes suivants de la trilogie, et encore plus sceptiques avec Les Enquêtes de Fredric Drum, cette série policière (deux volumes traduits en français) qui allie œnologie et gastronomie à l’enquête proprement dite. L’Ultime festin ne remédie pas à cette impression. Le lecteur est convié à un long et incroyable repas digne du film La Grande bouffe. Tremor Harding vit dans la petite localité de Lagendonk. Il « ...avait l’impression de savoir tout ce qui valait la peine d’être su. De plus, il pensait avoir déjà vécu la plupart des choses qui font battre la chamade à un cœur en extase. Il se trouvait en quelque sorte au sommet d’une courbe qui allait doucement s’aplanir et, sans doute, à terme, se mettre à tomber, même imperceptiblement. » Il décide de faire construire un bunker et de s’y murer, afin de consommer... son propre corps. Oui, tel est le défi qu’il se lance, lui qui n’en voit pas d’autres dans ses cordes. « À l’aide de son trilaser personnel, il était en mesure d’effectuer des amputations propres. » Son expérience est parsemée de réflexions plus ou moins originales sur le sens de la vie. « La politique fait vieillir avant l’âge, surtout quand les idées qu’on défend souffrent de sclérose multiple. » Pendant ce temps, des individus qui ne se connaissent pas lisent l’inscription « Lagendonk » en différents endroits du globe. Quel lien ? Gert Nygårdshaug s’est vraisemblablement beaucoup amusé à écrire L’Ultime festin. Cependant, mieux vaut s’accrocher pour aller jusqu’au bout de ce roman qui se veut drôle et érudit mais qui se révèle vite pesant comme... un bout de bidoche !
* Gert Nygårdshaug, L’Ultime festin (Nullpluss pluss, 1986), trad. Esther Sermage, Gaïa, 2021
Le Zoo de Mengele
Roman ? Manifeste ? Ou… thriller, comme l’indique l’éditeur français ? Le Zoo de Mengele, de Gert Nygårdshaug, appartient sans aucun doute à ces diverses catégories. On peut se demander pourquoi il n’est traduit qu’aujourd’hui. Les problèmes que ce livre aborde sont en effet à la fois contemporains et anciens : il s’agit-là, rien moins, que de la destruction de notre planète par les êtres humains, notamment par ceux qui possèdent pouvoir et richesse, et des moyens pour y faire face. Certes, Mino Aquiles Portoguesa, le personnage principal, prend d’énormes libertés avec la loi mais celle-ci, comme il le découvre alors qu’il n’est encore qu’un jeune enfant et que tous les habitants du village dans lequel il habite sont assassinés, dont sa famille, la loi n’est la plupart du temps que la loi du plus fort. Le genre humain court à sa perte s’il continue de saccager la nature comme il le fait, c’est-à-dire avec des méthodes perfectionnées et sur une grande échelle. Il faut réagir. « …On n’employait pas des balles ou des bombes, on utilisait le savoir, la ruse et des armes qui n’attiraient pas l’attention. Et le but des militants n’était ni l’argent, ni le statut social, ni la révolution, ni le chaos économique, mais une lutte sans compromis contre les responsables de la déforestation massive de la forêt tropicale humide. » Si la qualité d’un livre se mesure, entre autres, à la quantité de réflexions et questions qu’il suscite, celui est assurément un grand livre. Car il va bien au-delà de la seule intrigue, cette poignée de grands gamins qui va tenter de stopper l’assassinat/le suicide non seulement de l’être humain mais également des autres espèces vivantes de la planète. Un pari colossal, démesuré, évidemment, et la fin de ce qui est donné pour un premier volume n’est pas vraiment surprenante. Ajoutons que l’auteur sait tempérer le tragique de ses propos de notes d’humour inattendues (la révolution qui n’éclate pas en France parce que « les ouvriers de chez Renault (sont) en vacances précisément cette semaine-là », par exemple).
Le Norvégien Gert Nygårdshaug (né en 1946) est l’auteur d’une œuvre conséquente centrée en partie sur l’Amérique latine. Il serait facile d’affirmer que Le Zoo de Mengele fait partie de ces livres qui n’en finissent pas de rebondir dans la mémoire des lecteurs. Bourrée de questionnements, l’intrigue est prenante, les personnages sont attachants. Gert Nygårdshaug parvient à parler d’écologie, de décroissance, d’utopie, d’avenir, avec un suspens qui sourd à chaque page. À lire sans hésiter.
* Gert Nygårdshaug, Le Zoo de Mengele (Mengele zoo, 1989), trad. Hélène Hervieu et Magny Telnes-Tan, J’ai lu (grand format), 2014
Le Crépuscule de Niobé
Après l’excellent Le Zoo de Mengele, voici Le Crépuscule de Niobé, de Gert Nygårdshaug (J’ai lu, grand format). Toujours la forêt amazonienne comme cadre non unique mais principal. Toujours la préservation de la nature comme enjeu central. Toujours, également, une intrigue forte, palpitante, et de grandes questions soulevées au fil du récit : « Toute la nature verte serait grignotée, lentement mais sûrement. La planète souffrait d’une maladie pire qu’un cancer, d’un virus qui la menaçait d’un anéantissement total. Une bactérie aveugle née de cette culture, de la civilisation européenne. Une maladie qui voulait toujours plus, sans jamais arriver à satiété. Une maladie qui remplacerait toute cette nature verte par du bitume gris, de la fumée nauséabonde, des bidons rouillés, des morceaux de pastique (…). » Roman de politique fiction, Le Crépuscule de Niobé se passe dans les années 2020. L’Europe, puisqu’il commence et se termine sur le continent européen, est à feu et à sang, de multiples factions se disputent le pouvoir, dont, en France, la Légion M. Le Pen, des nationalistes fascistes. Inquiétant et crédible, hélas !
Le Bassin d’Aphrodite
Avec Le Bassin d’Aphrodite, Gert Nygårdshaug achève sa trilogie écologiste. Nous avions été ravi par Le Zoo de Mengele, un petit peu plus sceptique avec Le Crépuscule de Niobé ; quant à ce nouveau volume… Qu’en dire ? Une chose est certaine : Gert Nygårdshaug a réussi là à construire une œuvre cohérente en partant d’un constat objectif et contemporain. Si ses hypothèses relèvent de la science-fiction, elles sont néanmoins à prendre en compte, car plausibles. La destruction des milieux naturels par l’espèce humaine peut conduire, soutient-il, à la destruction de l’humanité. Ou à un profond bouleversement de ce qui constitue cette humanité. La destruction des milieux naturels risque de mener l’espèce humaine à une régression sociale. Son système de vie policée et démocratique n’est, comme n’importe quel biotope, pas immuable. Gert Nygårdshaug part de cette affirmation pour signer une trilogie mêlant une intrigue forte à une réflexion pertinente. Dans Le Bassin d’Aphrodite, Jonar Snefgang, garde forestier et botaniste, la trentaine, et son fils Erlan, huit ans, ont trouvé refuge dans une maison isolée dans les montagnes de Norvège, au nord d’Elverum. En dépit d’une situation sociale chaotique, le pays n’a pas sombré dans la folie. Mais « il était question de véritables guerres civiles sur le continent où groupes ethniques et religions s’affrontaient, rasant villes et campagnes ; des néonationalistes, des séparatistes et des fascistes purs et durs formaient en permanence de nouvelles alliances (…) ; des rumeurs circulaient faisant état de grandes villes en ruines, mais on ne pouvait plus se fier aux médias tant les nouvelles étaient parfois contradictoires. » Des événements surprenants ont lieu – mais sont-ils réels ou relèvent-ils du rêve ? Après avoir dénoncé ce qui lui tenait à cœur (Le Zoo de Mengele), l’écrivain entraîne le lecteur dans un monde imaginaire qu’une nature déboussolée régente de nouveau. La forêt a poussé partout, anéantissant la présence humaine. « …La vengeance de la planète ? Après des années et des années d’épuisement et d’exploitation de la forêt et de la terre ? » Ou plutôt « un acte terroriste qui a frappé uniquement les êtres humains sur notre planète » ? On est assez loin du réalisme qui imprégnait Le Zoo de Mengele et qui finalement rendait le jeune Mino si attachant. Par ailleurs, l’auteur semble mêler au récit des passages censés évoquer son quotidien et notamment son travail d’écriture. Veut-il nous signifier que l’auteur (lui ou… Antoine de Saint-Exupéry !) est un personnage à la limite de la fiction, parmi d’autres ? Exercice un peu périlleux, pensons-nous, après l’excellente impression procurée par le premier volume.
* Gert Nygårdshaug, Le Bassin d’Aphrodite (Afrodites basseng, 2003), trad. Hélène Hervieu et Magny Telnes-Tan, J’ai lu (grand format), 2015