Bandes dessinées
Histoire(s) de femmes
Comme toujours dans ce genre de livres, on pourra objecter qu’il manque tel ou tel nom. Louise Michel, par exemple, où es-tu ? Ou André Léo, femme (qui prend un pseudonyme masculin) journaliste et féministe ? Ou Emma Goldman, révolutionnaire russe et américaine ? Ou les « mujeres libres » pendant la Guerre d’Espagne... ? Mais Histoire(s) de femmes se veut une courte synthèse des luttes féministes d’hier à aujourd’hui et des choix sont faits, forcément restrictifs. Comme entrée en matière, Marta Breen (née en 1976, journaliste) et Jenny Jordahl (née en 1989, illustratrice) offrent là un intéressant volume, qui permet de faire connaissance avec de puissantes voix : Olympe de Gouges (1748-1793), Lucretia Mott (1793-1880), Elizabeth Cady Stanton (1815-1902), Harriet Tubman (vers 1822-1913), Millicent Fawcett (1847-1929), etc. Autant de femmes, dont certaines aujourd’hui très peu connues, hélas, en dehors des cercles militants, qui auront à souffrir dans leur vie pour avoir prétendu à l’égalité de droits et de traitement avec les hommes. « On avance doucement, mais sûrement. Tant qu’il y aura des femmes qui se feront entendre ! » Un beau livre, de belles illustrations, pour une histoire qui se fond dans celle de l’humanité et qui est toujours à écrire.
* Marta Breen/Jenny Jordahl, Histoire(s) de femmes (Kvinner i kamp, 2018), trad. Aude Pasquier, Larousse, 2019
Appels en absence
« Presque un mois depuis que les attaques terroristes ont frappé la Norvège. » La lumière n’est toujours pas faite sur le déroulement exact des faits et les motivations du cinglé qui les a commis. Chacun ou presque dans le pays connaît l’une des victimes. La population est toujours sous le choc, sonnée, les adultes autant que les deux jeunes adolescentes que sont Rebekka et Fariba. « J’y pense assez souvent. J’y pense même tout le temps », affirme Rebekka lors de sa première journée de rentrée des classes dans un lycée d’Oslo. Elle ne sait pas comment se comporter, se replie sur elle-même, a peur de tout, avant de comprendre que la vie continue. Comme l’a déclaré le Premier ministre norvégien, la victoire ne doit pas revenir au terroriste. Mais ce n’est pas simple. Son frère lui-même, son aîné de quelques années, passe ses journées sur des sites glauques, sous l’œil effaré de leur policière de mère. Invitée dans une soirée avec son petit ami, Rebekka s’agace de la joie qu’elle ressent autour d’elle. « ...On écoute de l’électro en buvant du cidre. (…) On dirait que tout le monde a déjà tout oublié. » Utilisant la couleur rouge pour les évocations du passé, cette journée de crimes du 22 juillet 2011, Nora Dåsnes (née en 1995) nous montre une jeune fille, Rebekka, en train de suffoquer. Le terroriste ne l’a pas atteinte directement, comme le lui font remarquer ses proches, mais la souffrance collective existe, elle n’en est pas exonérée. Œuvre forte et pleine de sensibilité, Appels en absence poursuivra longtemps le lecteur.
* Nora Dåsnes, Appels en absence (Ubesvart anrop, 2021), trad. du norvégien Aude Pasquier, Casterman, 2024
Le Monde de Sophie (I, La Philo, de Socrate à Galilée)
Publié en 1995, le livre de Jostein Gaarder, Le Monde de Sophie, a ouvert les portes de la philosophie à de très nombreux lecteurs, vulgarisant intelligemment des notions jusque-là souvent abstraites pour beaucoup. Une adaptation illustrée n’est pas une mauvaise idée. Dans ce premier volume, Vincent Zabus (pour le texte) et Nicoby (illustrations) peignent les systèmes de pensée des plus anciens philosophes et remontent jusqu’à l’ère moderne. Les exemples, pas systématiquement ceux retenus par Jostein Gaarder dans son ouvrage, s’accordent aux problématiques d’aujourd’hui. « Qui es-tu ? » commence par s’interroger Sophie Amundsen. Question insoluble, évidemment, comme pas mal d’autres interrogations auxquelles la jeune héroïne tente de répondre. « D’où vient le monde ? », par exemple. « Y en a qui disent que c’est Dieu... Mais moi j’y crois pas trop... » Dieu, en effet, serait fort pratique pour apporter des réponses aux énigmes universelles et intemporelles mais à défaut de le rencontrer, se creuser la tête s’impose. En quête d’explications, Sophie se tourne de tous les côtés du savoir. « ...Aux environs de 500 avant J.-C., en Grèce, apparut la philosophie, qui était une façon nouvelle de penser le monde ». Les mythes censés retracer l’origine de l’humanité s’effacent. Une certaine rationalité acquiert droit de cité. Sophie découvre que « ceux qui posent les questions sont toujours perçus comme les plus dangereux », ainsi que le souligne Platon. Que sont les grandes valeurs ? La liberté au-dessus de tout ? « ...Je n’ai pas l’impression que faire n’importe quoi sans penser à l’impact que ça a sur la Terre et l’humanité, c’est ça la liberté. » Sautant d’une époque à une autre grâce à Alberto, « prof de philo le plus chouette » que Sophie ait jamais eu, lequel lui révèle les dessous du savoir ou plutôt de son acquisition, elle se prend à elle-même jouer avec la liberté que lui procure ou que restreint son statut d’héroïne littéraire. Cette adaptation de l’ouvrage de Jostein Gaarder est particulièrement réussie, ni trop simpliste ni absconse, elle restitue l’œuvre de l’écrivain et incite le lecteur à poursuivre ce voyage passionnant dans le monde des idées. Un second tome est prévu, qu’on ne peut qu’attendre avec impatience.
* Vincent Zabus (d’après Jostein Gaarder)/Nicoby, Le Monde de Sophie (I, La Philo, de Socrate à Galilée), Albin Michel, 2022
Faim
Librement adaptée du célèbre roman éponyme de Knut Hamsun, Faim, cette bande dessinée marie l’intrigue à la psychanalyse naissante. Fin du XIXe siècle. Le personnage au centre du récit, le jeune Knud Pedersen, futur Hamsun, erre dans les rues de Christiana (qui se renommera bientôt Oslo) à la recherche de quelque argent pour se nourrir et se loger. Il possède la volonté d’écrire, mais vivre de sa plume est aléatoire. Une « faim infinie » l’obnubile. Il vole ou mendie, honteux, et case un article dans la presse de temps à autre, avant, comme tant d’autres Norvégiens à cette époque, de se résoudre à partir pour les États-Unis où peut-être... Martin Ernstsen (né en 1982) a déjà publié des bandes dessinées, notamment à l’intention des enfants. Cette version du roman du futur Prix Nobel de littérature (1920) lui a valu l’obtention du célèbre prix Brage (Brageprisen, plus prestigieux prix littéraire norvégien) en 2019. Les illustrations jouent sur tous les tableaux : pleine page ou vignettes, en noir et blanc ou colorées, selon le registre d’émotions requis. Les dernières images ne sont pas sans évoquer Munch. Un volume qui est une superbe reprise de cette grande œuvre, Faim.
* Knut Hamsun/Martin Ernstsen, Faim (Sult, 1890 et 2019 ; trad. Céline Romand-Monnier), Actes sud/L’An 2, 2020
Peer Gynt (acte I)
« Alors finalement, qui est Peer Gynt ? » interroge Antoine Carrion en avant-propos de son adaptation dessinée : « Pour certains, un rêveur... Pour d’autres, un bon à rien. Et s’il était... une part de nous-mêmes ? » Peer Gynt (1866), ce drame de Henrik Ibsen, est un classique de la littérature norvégienne. Antoine Carrion s’est livré à l’adaptation en bande dessinée de l’œuvre magistrale du maître norvégien. Une réussite, en noir et blanc avec des planches sur deux, voire sur quatre pages. Le caractère onirique est renforcé. Peer Gynt se voit grand homme, « Je serai roi, je serai empereur », mais tout ce qu’il entreprend échoue. Plutôt du genre vaurien, il malmène sa mère et enlève une jeune promise, suscitant l’ire de son futur époux et de la communauté villageoise, au cœur de la Norvège du XVIIIe siècle. Mais il n’en a cure, foi de Peer Gynt ! Intrépide, entêté, inconséquent, il défie malgré lui les autorités de son temps, avant de découvrir la solitude et, à travers elle, sa propre identité. Edvard Grieg a magnifié le personnage et ses aventures dans une suite orchestrale devenue l’une des plus grandes références de la musique classique. Antoine Carrion (né en 1980) s’en sort plus qu’honorablement ici, ce qui n’avait rien d’évident. Humour et tragédie, réalisme et fantastique alternent, ce que reflètent bien les illustrations, elles aussi tantôt légères (les gaudrioles de Peer Gynt), tantôt sombres (quand la réalité lui revient dans les dents...). Ce volume reprend les trois premiers actes, un second volume restituera les deux suivants. Un très beau travail.
* Henrik Ibsen/Antoine Carrion, Peer Gynt (acte I), adaptation dessinée, Soleil (Métamorphose), 2021
Un Ennemi du peuple
Cette bande dessinée, inspirée du drame éponyme de Henrick Ibsen (1828-1906), Un Ennemi du peuple, prend quelque distance avec l’œuvre originale. L’action, à la fin du XIXe siècle, est transposée de nos jours – ou plutôt dans une période indéterminée, qui mêle des éléments d’un passé déjà lointain (le décor de l’imprimerie, ses machines, les rues pavées) et d’autres d’un passé plus récent (un poème de Pablo Neruda, ou les trois autochtones assis sur un banc, page 15, à l’allure plus espagnole que norvégienne) ou carrément d’aujourd’hui (l’institut de balnéothérapie, les véhicules, une boule à retourner « made in China »). Mais le sujet demeure le même. Dans une petite cité balnéaire tenue par un maire riche entrepreneur, un médecin, qui n’est autre que son frère, découvre que l’eau est polluée. Il en avise la population, via le média local, un quotidien intitulé La Voix du peuple. Son directeur, un homme apparemment de gauche (enfin, de cette gauche qui parsème son lieu de travail de portraits du Che et de Staline !), est d’abord ravi de pouvoir ainsi porter atteinte au maire : « « Il faut supprimer les impuretés (…) : les politicards réactionnaires et le pouvoir économique... » Avant... pragmatisme oblige, d’accepter l’argent de l’élu et de prendre sa défense. Le docteur, lui, est montré du doigt, il devient un « ennemi de la société » quand il comprend le piège dans lequel se perd la démocratie et qu’il s’élève contre la démagogie : « Qui sont ceux qui constituent la majorité d’un pays ? Les gens intelligents ou les ignorants ? Il est clair que les ignorants sont toujours majoritaires et qu’ils finissent par gouverner... » D’où l’importance de la pédagogie, incarnée ici par Petra, la fille de ce docteur. On connaît le thème de cette pièce, Un Ennemi du peuple : l’implacable alliance du pouvoir, de l’argent et d’un bon sens factice qui conduit à négliger la santé des uns et des autres et à brocarder les règles de la démocratie. Les scandales liés à la pollution ne se comptent plus, Ibsen voyait loin et les thématiques qu’il a développées dans son œuvre (pensons aussi aux droits des femmes dans plusieurs pièces) continuent de nous toucher. En ces temps d’agression poutininienne, cet ouvrage résonne étrangement. Comment mentir ouvertement sur le ton de la plus profonde vérité, comment manipuler l’ensemble d’une population ? L’illustrateur et adaptateur, Javi Rey (né en 1982 à Bruxelles, études à Barcelone) restitue l’essence de l’ouvrage tout en lui donnant une couleur actuelle. Il se permet des découpages ingénieux, certaines planches sont à proprement parler magnifiques. De quoi donner l’envie de lire et de relire le dramaturge norvégien.
* Javi Rey, Un Ennemi du peuple (trad. Alexandra Carrasco-Rahal), Dupuis (Aire libre), 2022
Au-dessus l’odyssée
Dans la première nouvelle (on peut parler de nouvelles illustrées dans cette bande dessinée de Jason, Au-dessus l’odyssée), « Femme, homme, oiseau », l’incommunicabilité n’affecte pas les personnages, qui se rencontrent sans se voir, qui se parlent sans s’écouter. (« Nous traversons un pont sans parapluie./Le train quitte la gare sans cigarette. ») Dans les suivantes, des personnages réels s’incrustent : Georges Pérec, Kafka, Ingmar Bergman, James Joyce, Freud, Sartre, Ionesco, Marx, etc., ou... Alain Delon et Elvis Presley. Toujours loufoques, les situations sont ici traitées avec un apparent grand sérieux. Comme à son habitude, les personnages de Jason (John Ame Sæterøy, dit Jason, né en 1965), dont une vingtaine de titres sont aujourd’hui disponibles en français, ne sont pas des êtres humains, pas non plus des animaux. Certains apparaissaient déjà dans ses ouvrages précédents. Un astucieux anthropomorphisme pour l’occasion, un savant mélange, avec des volatiles qui portent le chapeau ou une femme borgne aux membres fins comme ceux d’un insecte. Rarement encombrées, les cases sont explicatives ou... ne le sont pas. Une case noire, par exemple, pour donner le pourquoi d’une explosion – le lecteur s’en contentera. L’auteur-illustrateur est évidemment libre de ses choix. Ses histoires sont à lire et à relire, il y a des clins d’œil à chaque page. Un humour à froid, souvent, ironique. Rédigé entre décembre 2020 et juin 2021, soit en pleine période de Covid, ce nouveau volume ravira les admirateurs de l’album J’ai tué Adolf Hitler. « On y trouve des pastiches et des parodies, des rencontres entre culture classique et culture populaire », affirme Jason dans l’interview qui accompagne Au-dessus l’odyssée. On ne s’en lasse pas.
* Jason, Au-dessus l’odyssée, trad. Christophe Gouveia Roberto, Atrabile, 2022
Dunce, presque l’apocalypse
« Le jour même où Trump a franchi le seuil de la Maison-blanche paraissait le premier strip quotidien de Dunce. Depuis, il ne s’est pas passé une semaine sans que la réalité ne dépasse la fiction. » Ainsi commence le deuxième volume des aventures de Dunce, de Jens K. Styve (né en 1972 à Tromsø), illustrateur et portraitiste qui signe Jens K. ses comic strips dans divers titres de la presse norvégienne. Dans ce recueil récompensé en Norvège par divers prix, Dunce, presque l’apocalypse, le personnage central se brouille avec plusieurs de ses collègues et amis après avoir, dit-il, décroché de Facebook. C’est aussi l’époque du Covid 19, ce qui n’arrange rien. Les réseaux sociaux détrônent les conversations directes, même au travail chacun est connecté à son i-phone : « Et à part traîner sur Facebook, vous faîtes quoi ?! » Serait-ce cela, l’apocalypse ? L’usage intensif d’internet et des réseaux sociaux fait l’objet d’un humour qui ne tire pas à conséquences. C’est parfois drôle, plus souvent bien léger car au premier degré. Internet est-il bon pour la santé mentale ? L’auteur soulève la question sans se prononcer. Dommage.
* Jens K. Styve, Dunce, presque l’apocalypse (2020), trad. Sophie Jouffrau, 404 (Graphic), 2023
Munch
Si le film de Peter Watkins (Edvard Munch, 1974), s’attachait beaucoup à l’enfance du peintre, la bande dessinée de Steffen Kverneland suit les pas du jeune homme, puis de l’homme adulte que le succès récompense. Le parti pris de l’auteur est de ne quasiment rien écrire pour ne pas signer une énième biographie du peintre (1863-1944), mais d’utiliser de nombreux extraits de livres, mémoires, correspondances ou articles de journaux, voire, en ce qui le concerne, de se mettre lui-même en scène, afin de tracer un portrait mosaïque de l’un des plus grands artistes norvégiens (avec Henrik Ibsen et Edvard Grieg) du tournant XIXe-XXe siècle. Initialement publié dans la revue norvégienne Kanon, cette BD restitue finement l’œuvre du peintre et la place non seulement dans le contexte artistique de l’époque mais aussi et peut-être surtout dans celui de la vie quelque peu tumultueuse de Munch.
* Steffen Kverneland, Munch (trad. du norvégien Aude Pasquier), Nouveau monde graphic, 2014
Soft City
Hariton Pushwager, de son vrai nom Terje Brofos (né en 1940), est un dessinateur et scénariste norvégien à « l’existence turbulente » (selon Martin Herbert, qui signe la postface de Soft City). Beatnik avant la mode, ami de R. D. Laing, William S. Burroughs, Pablo Picasso et d’autres grands noms, il a travaillé avec Axel Jensen (1932-2003, dont deux ouvrages ont été traduits en français), ce qui donne le ton de son œuvre : plutôt science-fiction, à la Huxley ou à la Orwell, que réalisme, une dystopie destinée à nous prévenir de l’évolution autoritaire et marchande de l’ensemble du corps social. « ...C’est une œuvre imposante et monumentale ; un défi visuel qui touche profondément son lecteur », affirme Chris Ware dans une préface qui remet bien en perspective Soft City dans le foisonnement artistique et politique des années 1970. « ...Ce livre est un assemblage d’images à quatre dimensions, un film mis en pause, une immense réussite esthétique, malgré son imagerie de tyrannie. En fait, c’est un poème graphique », ajoute-t-il. Effectivement. Car il serait un peu vain de chercher une intrigue à Soft City, qui n’est pas une histoire linéaire. Les images (toutes en noir et blanc) se renvoient les unes aux autres, comme dans un cauchemar. Nous sommes ici au cœur même d’une immense cité futuriste ou moderniste, comme on en concevait avant l’ère numérique – qui a radicalement changé la vision des futurs envisageables, tous, cependant, non moins apocalyptiques qu’auparavant. Les angles droits ont triomphé des courbes, la technologie l’a emporté sur la nature, réduite à... rien du tout, sinon au soleil et à la lune. L’univers concentrationnaire annoncé par certains (on peut lire avec profit les travaux sur l’architecture et l’urbanisme du Français Michel Ragon) se déploie dans cette Soft City aussi habituelle pour nous, aujourd’hui, qu’inquiétante. Quelle part d’humanité les êtres humains qui vivent dans cette méga-ville conservent-ils ? Sont-ils déjà des « post-humains » ? Travaillent-ils tous de concert à ce que l’on peut qualifier « d’auto-aliénation » ? Vieillot par tel ou tel côté (le rôle bien imparti des femmes et des hommes, le port du chapeau pour ces derniers, le bétonnage des villes et l’omniprésence des automobiles...) ce livre de Hariton Pushwagner prend place avec brio dans la science-fiction dessinée, rarement aussi juste et profonde dans l’ensemble de ses prédictions et des analyses sous-jacentes. Quant la soi-disant culture de « l’identité » a remplacé celle de l’uniformité... Rien n’est plus faux, mais... chut ! Il en va de notre croissance. Disparition de la nature, emplois abêtissants, religion consumériste, militarisation de la société... Bienvenue dans notre monde ! (Vite, un petit brin d’herbe, juste un petit brin d’herbe à contempler !)
* Hariton Pushwagner, Soft City (Soft City, 2008), préface de Chris Ware, postface de Martin Herbert, traduction de l’anglais Jérôme Schmidt, Dernière marge/Inculte, 2017
Et il foula la terre avec légèreté
Ce n’est pas tout à fait une BD que Futuropolis publie là, pas vraiment un beau livre non plus, c’est bien plus : Et il foula la terre avec légèreté se situe entre les deux, avec brio ; et quant au fond, on peut parler d’ouvrage poétique autant que politique. Mathilde Ramadier (scénariste, née en 1987) nous emmène dans les pas d’un jeune homme, Ethan, parisien, appelé à travailler dans le secteur pétrolier, qui se rend en Norvège pour enquêter sur la faisabilité d’un projet à proximité des îles Lofoten. Arrivant sur place sans idées bien arrêtées sur la tâche attendue de lui, il est saisi par la beauté des paysages et les propos des personnes qu’il rencontre ne manquent pas de l’interroger. « J’aime ce que je fais, je suis passionné par la recherche scientifique, les avancées technologiques, le progrès… Même si ce voyage commence à mettre à mal certaines de mes convictions. » Les illustrations de Laurent Bonneau (né en 1988), parfois pleine page, sont totalement au service de cette magnifique nature boréale et le lecteur ne peut, comme Ethan, que se laisser subjuguer par elle. Qu’y a-t-il à gagner, à forer de nouveaux puits pétroliers, à bâtir de nouvelles plateformes off-shore, quand l’intérêt fondamental de la vie se situe là : trouver place au sein de cette nature immense et, si on la respecte, accueillante ? Lentement, Ethan voit sa vie être bouleversée. En arrière-plan, le philosophe Arne Næss, cité à quelques reprises, dont Mathilde Ramadier a assuré, avec Hicham-Stéphane Afeissa, la publication de Une Écosophie pour la vie (cf. critique sur ce site : « Norvège, essais »). Plus, en bonus, une courte biographie de Næss et un rappel des « huit points de l’écologie profonde » selon lui, et les titres d’une bande-son « à écouter en lisant ce livre » : de l’électro-jazz norvégien. Et il foula la terre avec légèreté est une très, très belle œuvre.
* Mathilde Ramadier/Laurent Bonneau, Et il foula la terre avec légèreté, Futuropolis, 2017
Notons par ailleurs l’interview de Mathilde Ramadier dans Charlie hebdo (n°1290 du 12 avril 2017) dans lequel elle s’exprime sur les start-ups, sujet de son dernier livre (avec celui mentionné ci-dessus) : Bienvenue dans le nouveau monde : comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups (Premier Parallèle, 2017). « Dans une start-up à Berlin, j’ai découvert le cynisme absolu », intitulait-elle déjà, en 2013, un article sur le site Rue 89.
Mulosaurus
L’humour décalé de Øyvind Torseter (né en 1972) ne nous est pas inconnu, nombre de ses ouvrages ont été publiés en France depuis une quinzaine d’années. Dans Mulosaurus, il entraîne les lecteurs, jeunes et moins jeunes car les illustrations peuvent séduire toutes les tranches d’âge, dans le monde des dinosaures – ou, plus exactement, du dernier dinosaure encore en vie. Tête de Mule a en effet été recruté au Musée des dinosaures. Hélas, depuis son arrivée, la fréquentation chute. Comment y remédier ? En faisant une « découverte paléontologique inconnue » ? Aucun résultat quand il tape ces mots sur son ordinateur ! Insuffisant pour qu’il s’avoue vaincu, même s’il craint de perdre une nouvelle fois son boulot (cf. les précédents volumes, quand il est obligé d’exercer n’importe quel emploi pour subsister). Il fouille dans les réserves du musée, trouve des os, rafistole un squelette, mais ne recueille pas l’aval du public. Convaincu que dinosaure, pétrole, essence, c’est du pareil au même, le Président, en pleine tournée pour « rencontrer le peuple », l’appelle à la rescousse : pourrait-il l’aider à ramener l’animal ? Comment refuserait-il ? Vite, une expédition est montée, façon Jurassic Park. L’incompétence de certains de nos dirigeants transparaît derrière la figure de ce président, uniquement soucieux de promettre « essence et beignets » pour être réélu. Heureusement, Tête de mule se conduit comme... une tête de mule et son expédition respecte la biodiversité ! Le Président, quant à lui, recueille ce qu’il mérite (nous n’en dirons pas plus, sinon que le pouvoir est bien malmené sous le crayon de Øyvind Torseter).
* Øyvind Torseter, Mulosaurus (Mulanosaurus rex, 2021), trad. Aude Pasquier, La Joie de lire, 2021
La Bataille de Télémark
Signée Wallace pour le scénario et Stephan Agosto pour les illustrations, La Bataille de Télémark entend relater, du point de vue des Forces aériennes françaises libres (FAFL), un combat : celui engagé par les Alliés contre les Allemands, dans la tentative de ces derniers d’utiliser l’eau lourde produite dans l’usine de Rujkan pour produire éventuellement une bombe au très fort pouvoir de destruction. La « bataille de l’eau lourde », dans la Norvège occupée, a été maintes fois racontée, au cinéma ou par des historiens. Cette bande dessinée est plutôt évanescente et le lecteur n’apprendra, hélas, pas grand chose sur le sujet.
* Wallace/Stephan Agosto, La Bataille de Télémark, Zéphyr, 2017
L’Âge des secrets
Dans L’Âge des secrets, Hanna et Siv, deux demi-sœurs (?), adolescentes dans des familles recomposées, se retrouvent pour des vacances à proximité de la mer et d’un camping, où des copines plus âgées leur font miroiter certains privilèges. Auteure et illustratrice, Magnhild Winsnes (née en 1980) restitue fort bien les surprises et les émois de cet « âge des secrets », quand tout prend des proportions « à la vie, à la mort ». Ce fort volume non paginé (368 pages, tout en couleurs) offre nombre de très belles illustrations pleines pages, qui permettent de rebondir quand l’intrigue, des plus simples, menace de tomber. Une semaine de vacances quelque part en Norvège, une histoire toute simple : L’Âge des secrets est un livre que les adolescent(e)s se partageront, à coup sûr.
* Magnhild Winsnes, L’Âge des secrets (Hysj, 2017), trad. Luce Hinsch, Sarbacane, 2019
Sous le signe du grand chien
C’est un univers plutôt onirique que Anja Dahle Øverbye (née en 1981) offre aux lecteurs dans Sous le signe du grand chien. L’intrigue est mince et réaliste, mais les dessins, apparemment simples, comme esquissés à grands traits, semblent tout droit sortis de l’univers mental de la jeune héroïne, Anne. À peine adolescente, celle-ci est confrontée à son aînée, Mariell, qui préfère papoter avec sa copine que s’intéresser aux lubies de sa petite sœur. Dans cette Norvège côtière des années 1990, les loisirs sont encore comme autrefois : philatélie, promenades dans la forêt, dessins... Les « jours du grand chien », entre la mi-juillet et la mi-août, la chaleur est à son comble. Les amitiés se nouent, puis se défont. Anne n’est pas la dernière à se montrer vache avec les filles de son âge. Le lecteur ne sait plus trop que penser. Intéressant.
* Anja Dahle Øverbye, Sous le signe du grand chien (Hundedagar, 2015), trad. Sophie Jouffreau, Çà et là, 2019
Bergen
« Si seulement j’étais pas aussi déprimée. Tout est tellement pénible... J’ai pas été en cours de toute la semaine », songe Maria, jeune étudiante à Bergen, qui est triste... d’être triste. Elle ne sait pas pourquoi la déprime la ronge, mais elle s’en veut de faire porter le poids de ce fardeau à Johanna, sa meilleure amie et sa colocataire. S’enivrer ou multiplier les relations d’un soir peut-il remédier à son état ? Elle n’en est pas convaincue mais à tout hasard... Après Sous le signe du grand chien, Anja Dahle Øverbye publie avec Bergen une bande dessinée en noir et blanc, à l’intrigue toute simple et néanmoins séduisante.
* Anja Dahle Øverbye, Bergen (Bergen, 2018), trad. Sophie Jouffreau, Çà et là, 2021