Romans policiers

Laponie Noire

Plusieurs romans publiés ces derniers temps prennent la Laponie pour cadre. Ce territoire vaste comme un tiers de la France s’étend sur quatre pays : la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie. On le nomme aujourd’hui plutôt Sapmi, le pays des Sames ou des Sami. Région du monde qui a de tout temps fasciné les hommes, la Laponie, bien que dépourvue d’agglomérations de plus de quelques milliers d’habitants, se prête bien au genre du roman policier : de très longues nuits une bonne partie de l’année et de non moins longues journées durant le court été, des paysages quasi-désertiques, une population mixte et, pour les Sames, en pleine évolution dans son mode de vie... Ces divers romans ne se ressemblent guère, si ce n’est par un point commun : les Sames font rarement bonne figure. Ils sont pour la plupart plus ou moins alcooliques et bagarreurs et, toujours, relégués dans la marginalité – au sein de leur propre communauté et au sein du pays dans lequel ils vivent : parce qu’ils sont à la limite de la délinquance ou bien, au contraire, parce qu’ils s’intellectualisent…

Hiver noir de Cecilia Ecbäck (une Suédoise qui écrit en anglais) s’inscrit dans des temps reculés (1717), et c’est ce qui en fait en grande partie l’originalité. Les Sames, suspect a priori d’un meurtre, sont vite mis hors de cause.

Dans Révélations dans la taïga, le Français Alain Lebrun situe son action, lui, dans un passé plus récent : la fin des années 1970. En pleine Guerre froide, un espion plutôt atypique (passionné par la nature) est chargé de récupérer des documents confidentiels auprès de Sames vivant sur la péninsule de Kola – en territoire soviétique, donc. De hauts gradés soviétiques en profitent pour tenter un coup d’État.

Avec La Loi des Sames, Lars Pettersson entraîne le lecteur dans la région de Kautokeino. La communauté same vit repliée sur elle-même, avec ses coutumes et ses propres règles, lesquelles s’affrontent parfois à celles des autorités : « On veut rien avoir à faire avec la police ou les avocats. Ils se foutent des gens, c’est tout. Faut toujours payer, quel que soit le problème. »

Après Horreur boréale, Åsa Larsson reste dans les environs de Kiruna dans Le Sang versé. Même milieu, celui des religieux sectaires de cette Laponie suédoise encore très réceptive aux messages du prêtre Lars Levi Læstadius (1800-1861). Avec des rebondissements en veux-tu, en voilà !

Trophée, de Steffen Jacobsen, prend pour cadre la région du Finnmark, en Norvège, et relate une chasse à l’homme sanguinaire.

Correspondant à Stockholm du quotidien Le Monde, Olivier Truc fait vivre sa « brigade des rennes » en Laponie : Le Dernier Lapon et Le Détroit du Loup, ce dernier titre basé à Hammerfest, censée être la ville la plus septentrionale du monde.

Divers romans noirs, donc, permettant, au-delà de l’intrigue en elle-même, de faire connaissance avec une population dont le mode de vie a radicalement changé en quelques décennies et qui est appelé à se transformer encore. La magie des paysages opère, en général, même si rien ne vaut peut-être la lecture de titres qui ne relèvent pas de la fiction et qui sont plus anciens comme, parmi tant d’autres, les Récits de la vie des Lapons de Johan Turi (L’Harmattan, 1997) ou La Berge des rennes déchus (Cénomane, 2011) de Jovnna-Ánde Vest.

 

* Cecilia Ecbäck, Hiver noir (Wolf winter), trad . de l’anglais Carole Delporte, Terra nova, 2015

* Åsa Larsson, Horreur boréale (Solstorm, 2003), trad. Philippe Bouquet & Paul Dott, Gallimard (Série noire), 2006

* Åsa Larsson, Le Sang versé (Det blod som spillts, 2004), trad. Caroline Berg, Albin Michel, 2014

* Alain Lebrun, Révélations dans la taïga, Transboréal, 2014

* Lars Pettersson, La Loi des Sames (Kautokeino, en blodig kniv, 2012), trad. Anne Karila, Gallimard (Série noire), 2014

* Steffen Jacobsen, Trophée (Tropheus, 2013), trad. Caroline Berg, SW Télémaque, 2014

* Olivier Truc, Le Dernier Lapon, Métailié (noir), 2012

* Olivier Truc, Le Détroit du loup, Métailié (noir), 2014

Hiver noir

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Les éditeurs lisent-ils les livres qu’ils publient ? La question n’est pas qu’une boutade, on peut quelquefois s’apercevoir que la quatrième de couverture d’un roman, par exemple, ne correspond pas au texte que l’on a entre les mains. C’est ainsi le cas avec Hiver noir de Cecilia Ekbäck. Rien, en quatrième, n’indique que l’action se passe en 1717, caractéristique pourtant importante, on en conviendra, et qu’elle ne met pas en scène « une nouvelle famille » à l’image d’une famille de nos jours. La Laponie suédoise à l’époque est une terre ingrate que se partagent les Lapons et les colons, ces derniers cherchant à évangéliser les premiers. Quand le corps d’un homme est découvert dans la montagne, on accuse un loup ou un ours de l’agression mais sa femme est persuadée qu’il s’agit d’un meurtre. Une Finlandaise récemment arrivée avec sa famille dans la région tente de démêler l’écheveau. Qu’est-ce qui cloche, ici ? « Une femme qui ne s’inquiète pas de l’absence de son mari depuis trois jours ; un homme qui rit quand il apprend que son frère est mort ; un prêtre qui préfère fermer les yeux. » Voilà ce qu’elle observe. Ce qu’elle refuse d’admettre dans cette Laponie où, cette année-là, le froid est encore plus vif que d’habitude, la nourriture plus rare ; et où la chasse aux sorcières est encore dans toutes les mémoires. Car, qu’il parle ou non au nom de Dieu, du roi ou d’on ne sait qui d’autre, l’homme n’est qu’un loup pour l’homme.

 

* Cecilia Ekbäck, Hiver noir (Wolf winter, trad. de l’anglais Carole Delporte), Terra nova, 2015

La loi des Sames

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« C’est quoi, cette histoire avec la justice, il a été inculpé alors qu’il est innocent ? » Jeune substitut du procureur au tribunal de Stockholm, Anna Magnusson est appelée par sa grand-mère à Kautokeino, en Laponie norvégienne. C’est là que sa mère a vécu avant de gagner la capitale suédoise. Nils Mattis, son cousin, est accusé de viol. Signé Lars Pettersson, La Loi des Sames relève peut-être plus du roman noir que du roman policier. Le titre français est d’ailleurs, pour une fois, plus parlant que le titre original (Kautokeino, un couteau sanglant). Regrettons juste que dans ce roman comme dans les autres, les Sames apparaissent pratiquement tous comme des êtres rustres, dépassés par l’inexorable transformation profonde de leur mode de vie séculaire. « Beaucoup de gens s’imaginent qu’il s’agit seulement d’une histoire de troupeaux de rennes qui fourragent dans la neige, là-haut en montagne. Ce n’est pas si simple. Non, c’est toute une vie. (…) Pas uniquement ta vie. C’est la vie de tes enfants. La vie de tes parents, celle de tes ancêtres. »

Le Premier renne

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Voilà qu’Olivier Truc renoue, dans Le Premier renne, avec sa « brigade des rennes », constituée de Nina et de Klemet. C’est une bonne nouvelle, tant ses enquêtes érudites sont bien construites, l’auteur n’est pas journaliste (Le Monde) pour rien. Ici, l’univers des Same est présenté, avec ses incessantes querelles à propos des rennes, à qui appartiennent telles ou telles bêtes, et les carnages causés par les loups – ou attribués aux loups. Quand des individus animés de sombres intentions s’en mêlent, attirant des rennes sur la voie ferré Kiruna-Narvik, la situation devient explosive, et Klemet et Nina ont du mal à calmer les esprits. Sans doute, avec Olivier Truc, peut-on parler de « polar ethnologique » (comme on peut le faire avec Didier Daeninckx, par exemple, bien que ce dernier place son centre d’intérêt avant tout en banlieue parisienne). La progression de l’enquête est entrecoupée de renseignements culturels et historiques qui permettent de saisir le contexte, si déterminant pour la résolution de l’énigme. De fait, celle-ci perd de son importance. Le parcage des rennes dans des enclos est un moment fort dans la vie collective same, puisque l’entraide de tous est requise. Olivier Truc en fournit un bel exemple (cf. p. 168). Le personnage de Anja est intéressant de la manière dont l’auteur perçoit le monde des éleveurs de rennes : une Same qui n’a pas droit à l’héritage parce que femme, qui refuse l’ordre social et joue avec les lois. « …C’est ma façon de leur dire merde. C’est de la résistance civile, contre leurs lois pourries qui nous grignotent. Ce qu’ils font, c’est le génocide du pauvre. Ils nous tuent à petit feu. » Ils ? Les Suédois, bien sûr. L’intrigue policière est constante mais édulcorée par ces renseignements elle se traîne, c’est dommage : publié dans la collection « Noir » de Métailié, Le Premier renne n’est pas à proprement parler un roman policier. Son titre d’ailleurs peut se lire comme un clin d’œil au Premier homme de Camus. Il s’agit-là d’aller à l’essentiel, d’aborder ce qui constitue le point de départ : celui de la vie d’un renne, d’un éleveur Sami ou plus généralement d’un être humain sur la Terre. « Il fallait juste savoir voir, ressentir, écouter la terre, et la terre, alors, racontait. » Olivier Truc revient sur un sujet abordé dans ses précédents romans avec la Brigade des rennes : la colonisation de la Laponie par les Blancs du sud, ici des Suédois, plus loin des Norvégiens ou des Russes. Le Premier renne est de fait un roman politique, celui de la « décolonisation » du pays Same, première étape de la revendication d’un territoire où les lois de l’homme sont remplacées par celles de la nature. Une très belle œuvre sur un territoire culturellement riche.

* Olivier Truc, Le Premier renne, Métailié (Noir), 2024

Le Dernier Lapon

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Inutile d’y aller par quatre chemins : Le Dernier Lapon du journaliste Olivier Truc est un très bon roman policier. L’enquête finement menée par deux membres de la « police des rennes » ne ménage pas le suspense. Mais ce livre va au-delà du polar puisque, prenant pour cadre la Laponie (norvégienne, mais aussi finlandaise et suédoise), il nous présente cette région dans un contexte historique allant de la fin du XVIIe siècle, pour le prologue et le dénouement, à aujourd’hui. L’enquête, qui démarre par le vol d’un tambour de chaman à Kautokeino puis l’assassinat d’un berger same, permet à l’auteur de nous décrire un monde en marge de l’Europe, qui n’en finit pas de conjuguer les clichés les plus éculés, lesquels attirent des touristes en quête d’une improbable « pureté boréale ». Les Sami ont longtemps été considérés comme de primitifs éleveurs de rennes. Leur territoire aux ressources minières importantes n’a cessé de susciter les convoitises. Mentionner l’antagonisme entre tradition et modernité à propos des Sami, ne serait-ce pas, une fois de plus, les déposséder de leur propre culture, à savoir, en l’occurrence, cette notion du temps qui ne saurait se calquer sur celle d’un Européen occidental ? Ce roman permet ainsi de s’interroger intelligemment sur la place de la Laponie et de ses habitants (qui ne sont pas tous Sami) dans l’Europe. Le lecteur découvre les multiples enjeux auxquels la population same a dû faire face au fil du temps et le peu de considération que les « Scandinaves » et autres « hommes blancs » lui ont accordée. Que valent, par ailleurs, les prérogatives actuelles des Sami ? Pas de réponses, évidemment, dans ce roman policier, mais de nombreuses questions. À lire, pour ne pas désespérer de la nuit polaire.

 

* Olivier Truc, Le Dernier Lapon, Métailié (Noir), 2012

La Montagne rouge

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Après l’excellent Le Dernier Lapon, puis Le Détroit du loup, le journaliste français (Libération, puis Le Monde) Olivier Truc nous offre un nouveau roman prenant toujours la Laponie/Sapmi pour cadre, La Montagne rouge. Cette fois, la zone concernée se situe plus au sud, en Suède, près de Funäsdalen, entre Östersund et Sveg, non loin de la frontière norvégienne (la Laponie est vaste, un tiers de la France, étendue sur quatre pays : la Suède, la Finlande, la Norvège et la Russie). À quelques centimètres sous le sol, près d’un campement d’éleveurs de rennes, affleurent des restes de corps humain mais le crâne est absent. Klemet et Nina, de la brigade des rennes, déjà au centre des deux premiers volumes, vont enquêter, tandis qu’à Stockholm les tribunaux doivent statuer sur un différend entre éleveurs de rennes, sami, et exploitants forestiers, suédois. Par le biais d’une enquête comprenant suffisamment de fausses pistes et de rebondissements pour captiver les lecteurs de romans policiers, Olivier Truc nous informe une fois de plus des conditions de vie de cette région excentrée de l’Europe et souligne que longtemps les Lapons ont été considérés avec dédain : « …peuple sans histoire, une peuplade primitive et arriérée de l’Europe du Nord, statique et dénuée de potentiel de développement » (non, ce n’est pas du Henri Gaino, mais un certain discours officiel à une certaine époque !). La confrontation Sami-Scandinaves s’est apaisée mais n’est pas éteinte, rappelle-t-il, et régulièrement resurgit ici ou là. La découverte d’os humains, dans ce roman, entraîne Klemet (lui-même Sami) et Nina à remonter l’histoire, notamment au début du XXe siècle, lorsque la Suède, à l’instar d’autres pays européens, se dota d’un Institut de biologie raciale. Les Lapons/Sami appartenaient à une « race inférieure » et leur culture relevait des musées anthropologiques. La question rebondit puisqu’il s’agit de savoir, dans ce roman, depuis quand les Sami sont installés dans le Jämtland, autrement dit, s’ils possèdent ou non des droits sur des terres convoitées par les exploitants forestiers. Olivier Truc signe encore une enquête très enthousiasmante et montre qu’il connaît particulièrement bien cette région si singulière et aujourd’hui objet de tant de convoitises, à tous les niveaux. Ses trois romans se complètent et couvrent et le passé et l’avenir de la Laponie/Sapmi, et son histoire et ses coutumes, son présent et son devenir politique. « Parce que devant nous les pierres se tassent, derrière nous elles se redressent, parce que la bruyère étouffe nos souffrances, les montagnes nourrissent notre fierté et les loups égorgent nos espoirs. » Seul bémol (ce n’est pas bien grave mais un rien agaçant) : cette interminable liste de remerciements, certes tous justifiés mais…, en fin d’ouvrage. Seul le bon dieu n’y figure pas : ouf !

 

* Olivier Truc, La Montagne rouge, Métailié (Noir), 2016

Les Chiens de Pasvik

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Les Sames ? « Ils étaient citoyens du vent et du soleil, leur drapeau avait la couleur de la rivière qui scintille quand les saumons la remontent, leur passeport, c’était l’odeur du lichen qui les guidait par-delà les collines, leur loyauté allait à leur village d’hiver qu’ils retrouvaient après leur village d’été qu’ils retrouvaient après leur village d’hiver, leurs frontières, elles se traçaient en colonnes de rennes et en vols de perdrix. » Leurs troupeaux de rennes passent d’un pays à un autre, entre Suède, Finlande, Norvège et Russie, et les en empêcher est bien difficile. Et d’ailleurs, leurs propriétaires, hier nomades, ne le souhaitent pas. Heureusement, la Brigade des rennes veille. Dans Les Chiens de Pasvik, du nom de ce petit fleuve frontalier entre la Norvège et la Russie, qui se jette dans la mer de Barents au niveau de Kirkenes, Klemet Nango, à présent avec Jaakopi Kujala comme coéquipier et supérieur hiérarchique (mais Nina revient), enquête sur une cinquantaine de rennes passés de la Norvège à la Russie et retrouvés morts, la langue coupée. Pour satisfaire les hommes d’affaires et touristes chinois friands de ce met et nombreux à présent dans la région ? Comme dans ses précédents romans (Le Dernier Lapon, Le Détroit du loup, La Montagne rouge), Olivier Truc mêle connaissance profonde des lieux et de leur culture, et intrigue bien ficelée. Cette fois-ci, les Russes sont de la partie et qui dit Russes, en littérature policière, dit souvent mafia ou tout au moins trafics en tous genres, ici autour de la petite ville autrefois industrielle de Nikel. « ...Les rumeurs de pollution, d’air irrespirable, de routes défoncées, de paysages désolés, d’alcoolisme et de criminalité, n’étaient (…) que des rumeurs. » Un roman qui relève presque plus de l’enquête anthropologique que du roman policier. L’histoire, en Laponie/Sápmi, a laissé de profondes traces, de la colonisation par les hommes du sud et leur volonté d’accaparement des terres et de remodelage de la culture, aux destruction nazies lors de la retraite des Allemands en 1945, ou ensuite, à la mise en place de kolkhozes qui chamboulèrent les traditions lapones. De fait, « tout est politique ici, dès que ça touche aux Sami ». Un roman érudit, genre dans lequel excelle Olivier Truc.

* Olivier Truc, Les Chiens de Pasvik, Métailié (Noir), 2021