Histoire
Vies de Samis
« Le paradoxe scandinave, depuis plus de trois siècles, c’est la contradiction entre des textes respectueux des droits des Samis et les actes. Le codicille lapon de 1751 qui reconnaissait les droits des Samis à vivre sur leur territoire en traversant les frontières n’a jamais été abrogé, tandis que la convention nordique, qui les redéfinit à l’époque moderne, élaborée par les parlements samis et des représentants de la Norvège, de la Suède et de la Finlande, n’a jamais été signée ! » Ainsi Marie Roué, ethnologue, présente-t-elle dans sa préface l’ouvrage de Elin Anna Labba (née en 1980 à Kiruna), Vie des Samis, appelé à faire date. En février 1919, Suède et Norvège signent une convention sur le pâturage des rennes, À partir de là, les éleveurs, qui résidaient dans l’un ou l’autre pays et transitaient avec leurs bêtes depuis des siècles sans s’embarrasser des frontières, se voient envoyés et confinés dans des territoires qui ne sont pas les leurs. Nouvellement indépendante, la Norvège entend repousser cette pratique, la migration ancestrales des troupeaux de rennes et de leurs éleveurs, au bénéfice du développement de ses surfaces agricoles, elle qui n’en est guère pourvue, et de l’installation de colons venus du sud du pays. « Pas de place pour l’élevage des rennes, jugés en voie d’extinction, conduit de surcroît par ce qu’on considère être aussi une race en voie d’extinction. » La population autochtone n’a plus sa place au nord du cercle polaire et notamment sur les îles de la région de Tromsø où les troupeaux vont paître une partie de l’année. « Le pays sera norvégien : seuls les Norvégiens parlant norvégien ont le droit de vivre en Norvège. » Les Lapons (« porteurs de haillons en suédois »), selon le terme péjoratif attribués aux habitants du Sapmi, doivent émigrer en Suède, principalement dans les région du Norrbotten et du Västerbotten, où les conditions d’élevage sont fort différentes. Les « déplacements forcés » (« bággojohtin » ou « sirdolaččat » en same) commencent. La pratique est en vogue dans les pays qui comptent une population « autochtone » comme l’Australie ou les États-Unis ; le cas des pays totalitaires diffère, les déportations de masse s’exerceront dans la violence et seront dictées par des considérations politiques et stratégiques. Les Lapons renâclent mais obéissent. Quelques centaines sont concernés, trois cents estime-t-on entre 1919 et 1932, voire un peu plus tard si l’on ne s’en tient qu’à la Suède (la population same est de l’ordre de 100 000 individus aujourd’hui, répartie sur quatre pays : Norvège, Suède, Finlande et Russie). Leurs rennes sont parqués dans des enclos, les troupeaux réduits à leur taille minimale. Suivant leur instinct, les bêtes profitent de la moindre occasion pour tenter de remonter vers le nord. Des querelles éclatent entre les habitants des lieux et les nouveaux arrivants, des conflits s’établissent dans la durée. Certes dénuée de répression physique, ce qui n’est pas rien à une époque où les crimes de masse rivalisent de férocité, voire quelquefois assortie d’une « sorte de compensation » financière, le déplacement contraint des Sames est un drame qui passe inaperçu. Ce peuple pacifique, ce peuple qui a toujours été pacifique, souffre sans se plaindre, d’un fatalisme déconcertant – mais comment résister ? « ...Arrive ce qui doit arriver, ce n’est pas leur choix ». Dans un triste ensemble, les politiciens de tous bords les ignorent. Quelques années plus tard, l’occupation allemande achèvera de détruire la Laponie. En 1944-45, lors de la débâcle nazie (les soldats allemands occupaient la Laponie norvégienne, ils s’enfuirent pourchassés par les Soviétiques et les résistants), les villages seront incendiés, leurs habitants traqués. Récompensé par le prix August (plus important prix littéraire suédois) en non-fiction en 2020, le livre de Elin Anna Labba restitue soigneusement les événements – quasiment de non-événements puisque produits, donc, dans l’indifférence générale. Sous forme de brefs récits autobiographiques et de chants (joiks) agrémentés de nombreuses et belles photographies, les déplacés et enfants de déplacés prennent la parole, témoignant de cette tragédie oubliée sur le sol européen. Attachés à leur sol et à la nature, les Lapons ont souffert d’en être séparés. Leur famille, leur histoire, leur avenir : toute leur vie se tenait là, eux pour qui les biens matériels importent peu. « Tous savent que l’élevage des rennes exige d’établir une profonde relation avec la terre, de la connaître en détail. » Promptes à dénoncer les atteintes aux Droits de l’Homme de par le monde, les autorités norvégiennes et suédoises de l’époque en prennent pour leur grade. Les décisions de déplacements ont été votées alors que des gouvernements élus démocratiquement étaient au pouvoir. Dans un premier temps, « la prise de conscience de l’existence des déplacements forcés n’aboutit ni à élargir le débat ni à leur mettre un terme. » Il fallut des années pour que les Lapons bénéficient de véritables droits (cf. par exemple le récent roman de Ann-Helén Laestadius, Stöld). Cet ouvrage, Vie de Samis, est vraisemblablement l’un des plus importants sur le monde same (avec celui, complet mais plus ancien, de l’homonyme de l’auteure, Andreas Labba, Anta, mémoires d’un Lapon, publié dans la collection « Terre humaine », chez Plon, en 1989). Il contribue à forger la mémoire de ce peuple, d’une culture longtemps essentiellement orale : ainsi, rapporte Elin Anna Labba, tel Same « sait lire les forêts et les montagnes, mais il n’a jamais lu de livres en entier ». Ce peuple dont nous avons beaucoup à apprendre, beaucoup plus – ne serait-ce que le rapport avec la nature – que nous ne le pensons a priori.
* Elin Anna Labba, Vies de Samis (Herrarna satte voss hit, 2020), trad. Françoise Sule, préface Marie Roué, CNRS éditions, 2022