Théâtre
Kersten, un juste parmi les démons
Il s’agit d’un épisode peu connu de la Deuxième Guerre mondiale : Heinrich Himmler, le personnage le plus puissant du IIIe Reich après Hitler, chef de la SS et des forces de police, a été soigné, à partir de mars 1939, par un certain Felix Kersten (1898-1960), médecin naturopathe finlandais d’origine estonienne. Pas un médecin nazi, cependant. « Je ne suis pas nazi ! Je déteste tout ce qu’ils font ! » s’exclame-t-il dans cette pièce de théâtre signée Pierre Boucard (comédien, metteur en scène), lorsqu’on le suspecte d’accointances avec le régime national-socialiste. « Je suis médecin, je ne fais pas de politique. » Mais faute de pouvoir rentrer aux Pays-Bas ou en Finlande, le voici contraint de continuer à soigner le responsable nazi. Et, éventuellement, puisqu’il lui devient indispensable, d’en profiter pour agir sur la situation – autrement dit, pour apporter son aide aux victimes de persécutions, dont au premier rang les Juifs, les témoins de Jéhovah et les politiques (Kersten aurait sauvé 100 000 personnes, dont 60 000 Juifs ; après la guerre, son nom sera proposé huit fois pour être Prix Nobel de la Paix). Car Felix Kersten demande à être rémunéré de cette façon – et uniquement de cette façon : en sauvant des résistants et des Juifs. Son action sera éclipsée par le comte Folke Bernadotte, lui-même à l’initiative de sauvetages de Juifs et de résistants sous l’égide de la Croix-Rouge. Un ouvrage historique, en français, avait déjà été consacré à Felix Kersten par François Kersaudy (La Liste de Kersten, Fayard, 2021), auteur ici de la préface. L’approche est donc différente mais la personnalité du médecin apparaît, à la fois complexe et intègre. Le reproche que nous ferions éventuellement à ce drame de Pierre Boucard est qu’il se montre par trop optimiste. On peut avoir l’impression, à le lire, que les nazis étaient vraiment des imbéciles et que les leurrer n’était pas si difficile. Leurs millions de victimes attestent plutôt du contraire. Mais cette lecture est réconfortante, en une époque, aujourd’hui, de résurgence des idées nauséabondes. Chaque individu porte sa part de responsabilité et peut être à même, à un moment ou à un autre, de s’opposer au pire.
* Pierre Boucard, Kersten, un juste parmi les démons, préf. François Kersaudy, Fayard, 2022