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Ils ne savent pas ce qu’ils font
« …Tel était le monde ; il fallait seulement l’accepter. » Principe de réalité ? Mais la réalité, doit-on forcément se l’accaparer, serait-ce pour la revendiquer ou la contester, pour la modifier ? Est-elle la même pour tous ? Signé Jussi Valtonen, Ils ne savent pas ce qu’ils font est un roman aussi dense qu’épais. Helsinki, années 1990. Alina et Joe tentent de vivre ensemble. Il est Américain et depuis leur rencontre vit chez elle. Les études d’Alina stagnent, alors que Joe attend d’obtenir un poste de professeur à l’université – en Finlande peut-être ou plutôt aux États-Unis, où il aimerait retourner. La naissance d’un enfant, Samuel, ne les rapproche pas. « Alina n’avait d’abord pas voulu l’admettre, mais quelque chose dans l’attitude de Joe la dérangeait. Il fallut longtemps avant qu’elle se rendît compte que c’était son ton démonstratif ; quand il parlait de la Finlande, Joe avait l’air d’un agent immobilier. » Joe ne tarde pourtant pas à renverser son discours, il dénigre la Finlande, pays où la concurrence n’existe pas comme aux États-Unis, les meilleurs, selon lui, n’y ont pas leur chance. Il finit par quitter Alina et Samuel. À Baltimore, il dispose d’un bon poste et mène des expériences sur les primates. Professeur reconnu, il se considère comme humaniste, plutôt de gauche, ses étudiants l’apprécient. Mais un jour, son bureau est saccagé, des menaces le prennent pour cible. Des militants de la cause animale l’ont dans leur viseur. Ils ne savent pas ce qu’ils font nous semble être un roman bavard. Pour preuve, par exemple, ces diverses postures narratives, qui font que ces militants apparaissent au fur et à mesure du récit soit comme des fous furieux, soit comme des humanistes au sens large ; idem pour Joe et les membres de son équipe, pourraient-ils ou non ne plus pratiquer la vivisection ? La recherche scientifique a-t-elle bon dos au point de tolérer la torture animale ? Pour satisfaire quels besoins ? Ceux de la médecine ? Ceux de l’industrie pharmaceutique, cosmétique, alimentaire, automobile ? « Des millions d’animaux sacrifiés chaque année, dans des expériences pratiquement inutiles. » Tous les personnages sont présentés tantôt avec un visage, tantôt avec un autre. Le procédé peut devenir lassant, d’autant que les plus de six cent cinquante pages du livre abondent de détails. Nous ne voyons pas forcément où l’auteur veut nous emmener, ce qui n’est pas grave en soi. Sans doute s’est-il exercé ici surtout à tracer une galerie de portraits, entre autres ce père, Joe, et son fils, Samuel, leur relation impossible dans cette société d’aujourd’hui et… de demain, de plus en plus déshumanisée. Car, et là l’intérêt du roman se renforce, Ils ne savent pas ce qu’ils font se veut aussi une dystopie recensant les dangers d’Internet et des réseaux sociaux, et de la technologie digitale qui nous entraîne dans un monde où réel et fiction s’entremêlent étroitement.
* Jussi Valtonen, Ils ne savent pas ce qu’ils font (He eivät tiedä mitä tekevät, 2014), trad. Sébastien Cagnoli, Fayard (Littérature étrangère), 2017
Les Aquarelles de l’architecte Engel
« Disons-le tout net : ce dont on entend se débarrasser, c’est à Helsinki qu’on l’expédie. » Ainsi l’architecte et peintre prussien Carl Ludvig Engel (1778-1840) annonce-t-il à sa femme Charlotte, en 1816, leur prochain départ pour la capitale du grand-duché russe de Finlande. La ville est à reconstruire après les ravages qu’elle a subi au cours des dernières guerres et les épidémies qui s’abattent régulièrement sur elle. « J’ai suffisamment de travail pour que la vie me semble légère, si remplie que je n’ai plus le temps pour les questions fondamentales. (…) Quelle belle chose que de dessiner une bibliothèque, un édifice qui abrite la sagesse ! » Le tsar distribue l’argent sans rechigner, soucieux de voir se bâtir une cité prestigieuse aux confins de son empire. Pourtant, Helsinki demeure ville tellement froide et triste, rapporte l’architecte dans son journal intime fictif à l’intention de sa fille Emilie. C’est pourquoi lui et ses acolytes constructeurs ont « l’intention de rentrer au pays une fois (leur) retraite prise ». Ses projets changeront-ils quelque chose ? Il doute, se réfugie dans son travail, veille à ce que les incendies ne ravagent pas les nouveaux quartiers. « Dessiner et superviser des constructions, c’est mener une existence stricte et dense. » De fait, cette capitale dans laquelle il souhaitait ne vivre que peu de temps va l’accueillir de nombreuses années, il se prend à l’apprécier, possesseur de « l’unique jardin de la ville ». Les préjugés de son temps, de sa classe sociale, l’affectent et l’entendre les énumérer nous plonge dans un monde pas tout à fait révolu : « Les pauvres ont la vie facile : ils peuvent mettre toutes leurs souffrances sur le dos de la pauvreté. Pour moi, un homme qui a réussi, il n’en va pas ainsi : je n’ai rien à incriminer, ce qui ne rend pas la souffrance moins perpétuelle. » Aujourd’hui encore, plusieurs des œuvres architecturales de Carl Ludvig Engel sont visibles : le palais du Conseil d’État, la place du Sénat et les bâtiments environnants, la cathédrale luthérienne, et tant d’autres. Poète et dramaturge, Jukka Viikilä (né à Helsinki en 1973) signe, avec Les Aquarelles de l’architecte Engel, son premier roman. Un roman à la forme originale, au fond instructif – un vrai bon livre.
* Jukka Viikilä, Les Aquarelles de l’architecte Engel (Akvarelleja engelin kaupungista, 2016), trad. Claire Saint-Germain, Gallimard (Du monde entier), 2022
Ce genre de choses n’arrive jamais
Étrange petit roman que celui-ci, Ce genre de choses n’arrive jamais, publié pour la première fois en 1944, sous le pseudonyme de Leo Arne. C’est surtout pour Sinouhé l’Égyptien que Mika Waltari (1908-1979) est ici connu, mais c’est oublier qu’il a signé une œuvre dense et diverse : romans mais aussi drames, nouvelles, romans policiers, contes pour enfants... Dans Ce genre de choses n’arrive jamais, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, un homme et une femme sont les seuls survivants de l’accident de l’avion dans lequel ils avaient pris place. Où la catastrophe les a-t-elle abandonnés ? Quelque part en Europe centrale mais rapidement, le lieu leur importe peu. « Ce pays était fou », en viennent-ils à constater. Les « minorités » sont pourchassées. La violence règne mais puisque l’homme n’est « ni juif ni journaliste », elle les épargne. Et finalement, le couple qui n’en est pas vraiment un ne songe plus à retourner dans son pays d’origine, vraisemblablement la Finlande, mais décide de suivre une troupe de saltimbanques. Faites l’aventure, pas la guerre… !
* Ce genre de choses n’arrive jamais (Sellaista ei tapahdu, 1944),Mika Waltari, trad. Anne Colin du Terrail, Actes sud, 2015
Casa Triton
Casa Triton, tel est le nom de l’immense résidence secondaire que le célèbre chef d’orchestre Thomas Brander vient de se faire construire sur une île de l’archipel d’Helsinki, face à la bâtisse de Reinar Lindell, guitariste, lui, dans un groupe local, les Raimbow. Dans ce gros roman de Kjell Westö, les deux hommes apprennent à se connaître, chacun avec son passé – ils ne sont pas loin de la soixantaine. Brander a de l’argent, au point d’installer un ascenseur dans sa demeure dont le plafond de la salle à manger est aussi haut que le chœur d’une église. « La vie privée, voilà ce qui comptait, dès lors qu’on faisait partie des nantis. » Lindell en a beaucoup moins, conseiller pédagogique qu’il est dans un lycée, à tenter de remettre dans le droit chemin un jeune gars séduit par l’idéologie nazie. Les références musicales abondent, rebondissant entre musique classique et pop ou rock. Un roman miroir, dense, dont aucun des personnages n’est vraiment sympathique. Pas ce Brander, toujours si éloigné des préoccupations de ses contemporains, même si lui-même n’y échappe pas (il est présent lors de l’attentat à l’aéroport de Bruxelles Zaventem), ne voyant le monde qu’au travers de sa personne ; ni même ce Lindell, qui s’investit dans un groupe auxquels ses propres membres ne croient pas, et dont le répertoire se compose de reprises de succès internationaux... Ni les personnages secondaires (Annette, Vinnie, Bigi, Maja, etc.). « S’essayant à l’autodérision, il (Brander) pensa que s’il était un personnage de roman, il reprocherait à son auteur de l’avoir conçu sans lui donner une histoire à vivre, une histoire digne de ce nom, une histoire qui ait un sens ; et cette pensée lui rappela un aphorisme qu’il avait lu quelque part : la vie humaine est la réponse à une question posée par personne. » Un livre quelque part, peut-être, entre ceux de Ketil Bjørnstad, pour cette imposante toile de fond musicale qui en est le véritable sujet, et ceux de Milan Kundera, pour cette réflexion sur le sens de l’existence, qui prouve combien Kjell Westö sait se renouveler : De Le Malheur d’être un Srake (2003 en français) à Casa Triton, il y a un monde !
* Kjell Westö, Casa Triton (Tritonus, 2020), trad. du suédois Anna Gibson, Autrement (Littérature), 2020
Un Mirage finlandais
On trouvait, traduits en français, deux très bons romans de Kjell Westö (né en 1961) : Le Malheur d’être un Skrake et Les Sept livres de Helsingfors, écrits en suédois, l’autre langue officielle de la Finlande. Le premier relatait la vie de plusieurs générations de membres de la famille Skrake, des années 1950 à 1990. Le second retraçait l’histoire de la capitale finlandaise (Helsinki, ou Helsingfors en suédois), une sorte de pendant au Roman de Bergen du Norvégien Gunnar Staalesen, en quelque sorte. (À quand des histoires aussi passionnantes de Stockholm, d’Oslo ou de Copenhague ?) Voici que les éditions Autrement publient Un Mirage finlandais. Ce roman débute en 1938, avec de fréquents retours en arrière. Matilda est la secrétaire de Claes Thune, « auxiliaire de justice » ou, plus justement, avocat à Helsinki. Alors qu’il organise dans ses bureaux le Club du mercredi, rendez-vous mensuel de quelques vieux amis socialement bien placés, elle reconnaît la voix d’un homme. Un très mauvais souvenir. Matilda replonge au milieu de sa vie, en pleine guerre civile, quand elle n’avait que dix-sept ans. Les Blancs vainqueurs, la répression à l’encontre des Rouges avait été indistincte, cruelle, terrible et préfigura d’autres massacres à venir. Kjell Westö s’attache dans ce roman à décrire une époque sur laquelle quelques auteurs, peu, se sont également penchés : songeons, évidemment, à Väinö Linna (Ici, sous l’Étoile polaire) ; ou, plus près de nous, à Leena Sander. Une époque au cours de laquelle beaucoup de souffrances ont eu lieu, dont certaines sont tues encore aujourd’hui. Il fait le lien entre cette répression d’une dureté inexcusable et la montée d’un régime autoritaire. Certes, la Finlande sera préservée du totalitarisme, tout au moins au sein de son gouvernement, mais, coincée entre l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie, elle souffrira affreusement. Nombre de personnages d’Un Mirage finlandais sont a priori à l’abri des malheurs, à commencer par Claes Thune, « humaniste bien-pensant » voire, selon les nationalistes, « cosmopolite décadent », « traitre à la patrie » aux « ascendances sémites ». Et pourtant, comme tous leurs contemporains, ces personnages vont, quelquefois malgré eux, découvrir la lutte des classes et subir de plein fouet les affres de l’Histoire. Quant à Matilda/Milja, la violence ne l’épargne pas, hélas, et sa vengeance, avec sa surprise finale, constitue l’intrigue de ce roman – pas un roman policier mais pas loin. Comme les précédents livres de Kjell Westö, un grand, un fort roman.
* Le Malheur d’être un Skrake (Vådan av att vara Skrake, 2000), trad. du suédois Philippe Bouquet, Gaïa, 2003
* Les Sept livres de Helsingfors (Där vi en gång gått, 2006), trad. du suédois Philippe Bouquet, Gaïa, 2008
* Un Mirage finlandais (Hägring 38, 2013), trad. du suédois Jean-Baptiste Coursaud, Autrement (Littératures), 2015
Berlin, Paris, Hitler, Daech…
« …Quand même, le Berlin de cette époque (la République de Weimar)… tu ne te rappelles pas ? Ce devait être la cité la plus dépravée depuis Gomorrhe ! Et loin de moi l’idée de vouloir défendre Hitler, il débite énormément de sottises. En revanche, il a eu entièrement raison de dire que Berlin était la métropole du bolchevisme culturel et des croisements interraciaux. » (Kjell Westö, Un Mirage finlandais)
Nos souvenirs sont des fragments de rêves
Comment, avec Kjell Westö (né en 1961), ne pas parler d’une écriture ample : de par le style et de par les thèmes ? Son dernier roman traduit en français, Nos souvenirs sont des fragments de rêves, entend retracer encore une fois certaines pages de l’histoire finlandaise. De l’histoire récente, en l’occurrence, celle des années 1970 à aujourd’hui. Le narrateur, dont on ne saura pas le nom (et qui n’est pas l’auteur, comme celui-ci le précise dans une interviewe publiée par son éditeur), vit à Helsinki, avec ses parents séparés. Deux lieux où loger, mais surtout cette résidence d’été, au bord de la mer, près de la bâtisse des Rabell, une riche famille d’entrepreneurs. Il devient l’ami d’Alex Rabell et l’amant de sa sœur, Stella. Alex est un jeune homme qui voit le monde avec les yeux de sa classe sociale ; il est imbu de lui-même, autoritaire, peu scrupuleux. Stella est plus bohème, elle s’exerce au théâtre, fréquente des artistes, déclare même approuver les méthodes de la « bande à Baader ». La liaison avec le narrateur est aussi passionnée que chaotique, elle s’interrompt et repart de plus belle. Elle constitue l’axe central du livre. Roman touchant, puissant, Nos souvenirs sont des fragments de rêves donne pourtant une impression de déjà vu. Nous avions fort apprécié Un Mirage finlandais, précédent roman de l’auteur traduit en français, ainsi que, auparavant, Les Sept livre de Helsingfors. À présent, l’intrigue, pour dense qu’elle soit, nous semble avoir plus de mal à se développer et le premier chapitre comme le dernier, avec cette histoire de « terroriste » converti à l’islam, apparaissent comme superflus. Peut-être le choix des personnages peut-il être sujet à controverse. Dans ces années de bouleversements idéologiques et sociétaux, la bourgeoisie, ce « monde singulier » mis en scène ici, en sort relativement indemne et accroit même ses richesses. Le narrateur, enseignant et écrivain, s’il appartient à une classe sociale moyenne, est, lui aussi, comme épargné par ces changements. Bien sûr, le microcosme qui s’active autour d’Alex est-il révélateur du fonctionnement d’une bourgeoisie appelée à muer. Mais finalement ces années passent sans que le déséquilibre un moment perceptible produise beaucoup d’effets. « Le visage fatigué et bouffi d’un homme réfugié bien trop souvent dans la fuite et dans l’ivresse », le narrateur, lui, fait plus figure de miroir que d’œil critique, ce qu’il aurait pu être. Il accepte toutes les extravagances de son ami Alex, en profitant ou pas. « Je me bornais à hocher la tête, avec humilité, en pensant à mon père qui vendait simplement des machines à laver et à ma mère qui travaillait simplement au bureau paroissial. » Il fait partie de ces « gens » dont les nantis se sont toujours entourés et n’y trouve rien à redire, « vers de terre qui se tortille dans tous les coins où il peut ramper », incapable de se montrer solidaire lorsque l’un de ses camarades de classe se fait frapper sous ses yeux par un sbire d’Alex. Comme il en a maintenant coutume, Kjell Westö signe là une belle œuvre, mais, avouons-le, que de coups de pied aux fesses a-t-on envie de donner à son narrateur !
* Kjell Westö, Nos souvenirs sont des fragments de rêves (Den svavelgula himlen, 2017), trad. du suédois Jean-Baptiste Coursaud, Autrement (Littérature), 2018