Essais

L’Été des abeilles

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Trois auteurs finlandais contemporains sont particulièrement mis à l’honneur dans ce volume, L’Été des abeilles et autres saisons de la littérature finlandaise, publié sous la direction de Rea Peltola et Harri Veivo : Marisha Rasi-Koskinen, Petri Tamminen et Pauliina Haasjoki. Dans la nouvelle Les Quatre saisons du roi des abeilles, Marisha Rasi-Koskinen (née en 1975) livre un portrait, celui d’un père, empreint de nostalgie. L’homme entend se livrer à l’apiculture et entraîne dans sa folie et son insuccès toute sa famille avec lui. L’Autre option, de la même auteure, joue de nouveau avec la réalité et ses limites, un texte au ton très kafkaïen. Une femme se retrouve dépourvue de ses papiers et de son argent dans un lieu touristique d’où l’on ne sort pas sans... son ticket d’entrée ! « Elle savait que si n’importe qui cessait d’exister, le monde ne serait en rien différent. » Viennent ensuite des poèmes de Pauliina Haasjoki (née en 1976) : « ...Les hommes et les animaux ne meurent pas séparément, ils meurent ensemble ; les maisons et les montagnes ne meurent pas séparément ». Ou : « Nous ne pouvons jamais être complètement perdus, quand le monde est empli d’animaux à suivre. » Enfin, Petri Tamminen (né en 1966) a interviewé cinq cents personnes à l’occasion des cent ans de l’indépendance de la Finlande et des extraits des réponses recueillies sont ici proposés. Puis les trois auteurs sont interrogés. Comment leur est venue l’envie d’écrire ? Comment procèdent-ils ? Le besoin de créer une littérature d’inspiration nationale n’est plus à l’ordre du jour, comme au cours des XIXe et XXe siècles, quand se détacher de la Russie et de l’URSS importait. Les auteurs s’inscrivent aujourd’hui dans une contemporanéité qui les contraint à aborder des sujets d’allure peut-être plus anodine. « J’ai l’impression que depuis les années 2000 cet ensemble, cette unité se dissout. Les romans s’en sont détachés, on les traite comme un cas à part, on a des attentes commerciales importantes les concernant, des prix littéraires comme le Finlandia », affirme ainsi Pauliina Haasjoki. Un chapitre signé Harri Veivo (professeur au département d’études nordiques et directeur de l’unité de recherche ERLIS à l’Université de Caen) et Anna Helle (maître de conférences en littérature finlandaise à l’Université de Turku) est consacré au « roman finlandais contemporain », « en finnois ou en suédois, les deux langues nationales du pays », mentionnant les noms de Leena Lander, Bo Carpelan, Johanna Sinisalo, Rosa Liksom, Sofi Oksanen, Kjell Westö, Monika Fagerholm ou Arto Paasilinna, « sans doute le plus connu parmi les auteurs finlandais des quatre dernières décennies », mais oubliant étrangement Tove Jansson. L’ouvrage se termine par une « introduction à la poésie finlandaise du XXIe siècle », traditionnelle ou expérimentale, de Anna Helle : « L’avenir de la poésie finlandaise semble radieux. ». Que retenir de ce livre ? « Si le roman historique du XIXe siècle participait à la création du grand récit national, la littérature contemporaine cherche plutôt à en révéler les lacunes et les moments de rupture ou d’hésitation. » En définitive, L’Été des abeilles est un beau volume qui brosse, certes beaucoup trop rapidement, un intéressant panorama des Lettres de Finlande d’aujourd’hui, domaine très actif.

* Collectif, L’Été des abeilles, publié sous la direction de Rea Peltola & Harri Veivo, Presses universitaires de Caen (ERLIS), 2022

Ces héroïnes qui peuplent mes nuits

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Mia Kankimäki (née en 1971), auteure et narratrice de ce récit (ou de cette suite de récits), Ces héroïnes qui peuplent mes nuits, entreprend de marcher dans les pas de différentes femmes qui l’ont impressionnée. Pas n’importe lesquelles : des voyageuses, des artistes, des femmes libres. Karen Blixen, pour commencer. La Karin Blixen africaine. Mia Kankimäki se rend donc en Tanzanie, vivre au plus près de l’écrivaine. Faire comme elle un safari ? Les temps ont changé, on ne tue plus des fauves par dizaines pour le plaisir de poser devant l’appareil photo, armes entre les mains. « Je me demande si Karen a jamais eu honte, assise dans ses beaux atours au cœur de sa maison joliment décorée. Ou bien la culpabilité n’avait-elle pas encore cours à l’époque coloniale ? » Mia Kankimäki suit ensuite Isabella Bird, souffrant de mille maladies, dans son tour du monde et notamment à Hawaï et dans les montagnes rocheuses de l’est américain. « ...Je considère toujours le monde civilisé comme une plaie, la société comme une foutaise et les conventions comme un crime... » écrira celle-ci, avant de se reprendre. Il suffit à Isabella « d’une seule nuit pour retomber de cavalière parcourant à califourchon Hawaï et les Rocheuses, impétueuse, libre, transgressant les limites et pleine de joie de vivre à la vieille fille vertueuse bien trop attachée aux convenances ». Comment vivre pleinement sa vie de femme aventureuse un jour et rentrer tête basse le lendemain, soumise aux hommes et à la religion ? s’interroge Mia Kankimäki via l’une ou l’autre de ses « héroïnes ». Vient l’Autrichienne Ida Pfeiffer, dont le courage ne manque d’étonner le lecteur d’aujourd’hui. Puis Mary Kingsley, « affligée d’un trait de caractère tout à fait inconvenant chez une femme : la curiosité », en route pour l’Afrique de l’ouest. Comme l’observe l’auteure, toutes ces femmes ont rivalisé d’ingéniosité pour voyager sans garde-chiourme masculin, en des époques où rien n’existait pour les baroudeurs. Beaucoup ont ajouté l’humour pour se sortir de situations difficiles. Mais aucune ne souhaitait faire figure de « femme nouvelle », revendiquant des idées féministes, s’ingéniant au contraire à jouer à « la vieille fille victorienne tout à fait ordinaire » – gage de la liberté à venir. Mary Kingsley, par exemple, qui ne craint ni la malaria ni les cannibales, se met, de retour en grande-Bretagne, à souffrir de mille maux : « grippe, migraine, palpitations cardiaques, rhumatisme, solitude, dépression ». Le voyage lui permet de s’extirper de sa condition de femme sous l’emprise des hommes – et donc la maintient en forme. Les conférences qu’elle donne pour financer d’autres voyages sont aussi pour elle l’occasion d’affirmer que les Africains étaient « des personnes pleines de bons sens dont il fallait respecter et préserver la culture ». En ces temps de colonialisme et de paternalisme généreusement répandus, ses positions surprennent. Voilà Alexandra David-Néel, sans doute la plus connue de ces femmes voyageuses. Puis Nellie Bly, suffragette. Quand Mia Kankimäki en vient à rechercher « les femmes qui faisaient ce qu’elles voulaient », agacée par le jeu que beaucoup acceptent de jouer pour échapper à l’emprise masculine, Sofonisba Anguissola, artiste italienne de la Renaissance est un nom qui s’impose, comme ceux de Lavinia Fontana et de Artemisia Gentileschi, puis de la peintre japonaise contemporaine Yayoi Kusama. D’autres choix étaient possibles, Mia Kankimäki défend le sien, pourquoi pas ? Ces héroïnes qui peuplent mes nuits est un livre agréable à lire. Il permet de faire connaissance avec des femmes qui, pour la plupart, ne se sont pas affrontées directement aux hommes, jugeant plus simple de les ignorer pour parvenir à leurs buts.

* Mia Kankimäki, Ces héroïnes qui peuplent mes nuits (Naiset joita ajattelen öisin, 2018), trad. Claire Saint-Germain, Charleston, 2021

 

Le Bien-être, un projet politique

Le bien etre un projet politique

Sous-titré « Pour une révolution d’inspiration finlandaise », ce petit texte de Atte Oksanen (né en 1989 en Finlande, enseignant à Sciences-Po Paris, Atte Oksanesn a la double nationalité franco-finlandaise depuis 2017), Le Bien-être, un projet politique, mérite que l’on réfléchisse à son propos. Feignant de s’interroger sur la première place de la Finlande dans le classement des pays où les habitants se sentent le plus heureux (selon le « World Happiness Report », étude de l’ONU), « il montre dans son livre », affirme le philosophe Patrick Viveret dans sa préface, « qu’il ne s’agit pas là d’un résultat dû à des données subjectives propres à la population finlandaise, mais bien à la mise en œuvre de politiques publiques de luttes contre les inégalités, de développement de politiques de santé et de responsabilité écologique. » Mesures qui pourraient être appliquées à divers pays européens, dont la France. Le nombre d’habitants, constamment mis en avant par leurs détracteurs, est à relativiser ; la décentralisation ou la régionalisation permettent de contourner nombre de difficultés. Pour Atte Oksanen, une distinction est à établir entre le « bonheur » et le « bien-être ». La seconde notion est beaucoup plus intéressante et concerne directement le statut des citoyens, pas seulement finlandais. « ...La recherche du bonheur, poussée à son extrême, est non seulement vaine, mais elle peut aussi être néfaste. Pour être réellement bien dans sa vie, il faut savoir se contenter des choses simples : (...) pouvoir se nourrir, se loger, apprendre de nouvelles choses, passer du temps avec ses proches, se trouver dans la nature... En Finlande, toutes ces choses-là sont garanties, pour chaque citoyen, par l’État et les pouvoirs publics. » Atte Oksanen ne se leurre pas, en Finlande comme ailleurs des partisans du libéralisme à tout crin existent, des patrons ou des financiers veulent s’enrichir encore plus, rognant sans cesse sur ce qui s’appelle le bien commun. Mais ces gens-là ne font pas tout à fait la loi, ou ils ne la font pas à eux seuls. L’intérêt commun est un concept pris en compte. « Dans le modèle néolibéral, la réussite personnelle, c’est tout ce qui compte. » On nous le répète quotidiennement dans la plupart des médias, on nous montre les visages de ceux qui réussissent, que ce soit en tapant du pied dans un ballon, en ouvrant sa grande gueule sur une chaîne de télé à une heure de forte écoute ou en renforçant la grande distribution sur le territoire au détriment des artisans et agriculteurs locaux. Gagner plus, toujours. Avoir ou être?, interrogeait le sociologue et psychanalyste Erich Fromm en son temps. « ...La société néolibérale veut faire croire que l’individu est capable, tout seul, d’accéder au bien-être, en liant cette notion à la consommation de produits, de services ou des dernières tendances de développement personnel. » Dépossédés de notre vie intime et quotidienne, nous sommes privés de toute possibilité d’action sur notre devenir. Le libéralisme, qu’il soit à la sauce néo ou à la sauce ultra, n’est pas une idéologie émancipatrice, sinon pour quelques individus – héritiers, rentiers et autres nantis. « Concrètement, une fois que les néolibéraux étaient arrivés au pouvoir, toute intervention de l’État dans la sphère économique, que ce soit pour corriger des inégalités, gérer nos biens publics, exploiter nos sources d’énergie, préserver la planète, créer des emplois, gérer notre système de santé ou d’éducation, organiser les transports en commun, distribuer notre courrier... était considéré comme une hérésie », écrit l’auteur, se remémorant les années Reagan et Thatcher, prémices à notre époque de libéralisme débridé. Dans ce livre, Le Bien-être, un projet politique, Atte Oksanen ne plaide pas pour un changement radical et violent de notre système social et politique. S’appuyant sur l’exemple finlandais, il demande juste l’instauration de mesures utiles à tous – puisque, composée d’individus aux intérêts multiples et divergents, une société, pour fonctionner correctement, ne saurait garantir seulement l’épanouissement des plus riches. À l’instar de ce qui se fait en Finlande, certes de manière imparfaite, et dans les autres pays nordiques, en dépit là comme ailleurs de régressions sociales réitérées. Les « sept droits du bien-être » qu’il brandit devraient constituer des « priorités absolues » (peut-être insuffisantes, mais elles font au moins début de consensus dans un bon nombre de pays et la gauche peut s’en inspirer) : « Le droit à un équilibre de vie ; à un environnement sain ; à une juste redistribution des richesses ; à l’éducation ; au logement ; à la santé ; à une démocratie saine et représentative... » Atte Oksanen doit être entendu.

* Atte Oksanen, Le Bien-être, un projet politique, préf. Patrick Viveret, Utopia, 2022

Deux fois dans le même fleuve

Deux fois dans le meme fleuve

Les romans de Sofi Oksanen (née en 1977 en Finlande), qui se définit comme une « autrice postcoloniale », prennent souvent pour thème l’oppression soviétique en Estonie, pays de naissance de sa mère, après la Seconde Guerre mondiale, à partir de l’histoire de sa famille et notamment des femmes : Purge, son premier grand succès en France, Les Vaches de Staline ou Quand les colombes disparurent, etc. Le colonialisme russe, une époque révolue ? C’est ce que l’auteure se demande dans un essai très bien documenté, Deux fois dans le même fleuve. « Puisque la Russie n’a plus d’idéologie exportable telle que le communisme, elle utilise la misogynie, sous couvert des valeurs traditionnelles, pour trouver des alliés... » Rappelons que son roman Le Parc à chiens (publié en Finlande en 2019 et en France en 2021, éd. Stock) prenait déjà pour cadre l’Ukraine, celle de 2016 qui ne ressemblait plus depuis longtemps à celle de Makhno. Dès le début de la fameuse « opération militaire spéciale », lorsque les soldats russes ont assailli l’Ukraine, on assiste à des atrocités sexuelles commises non pas exceptionnellement, comme dans bien des attaques militaires, mais systématiquement. Ce que Sofi Oksanen dénonce, rappelant que « la misogynie comme tactique est en effet un moyen d’affaiblir les démocraties et de renforcer les régimes autoritaires ». À bien considérer les faits qu’elle rapporte, pour la plupart parfaitement accessibles à qui veut se donner la peine de s’informer, le régime de Moscou est un régime de voyous qui agit comme ces fameux nazis qu’il prétend condamner. Et d’ailleurs, ces « fascistes » et ces « nazis » accusés à longueur de propos par les autorités russes, sont un raccourci de langage pour désigner quiconque ne se soumet pas à la volonté du Kremlin. Une falsification. « Aucune des femmes de ma famille n’a eu de relation avec des Allemands. Du point de vue soviétique, leur seul crime était d’être nées estoniennes dans une république d’Estonie indépendante. Elles étaient des fascistes avant même l’occupation hitlérienne. » Ajoutant une précision fort utile : « L’Occident est sidéré par l’absurdité du concept poutinien de ‘dénazification’, mais en Russie la question ne se pose pas : ‘dénazifier’ signifie éliminer les gens qui cherchent à attaquer ou à détruire la Russie – et en l’occurrence, détruire la Russie veut dire vaincre l’Empire russe. » Il existe aujourd’hui dans le monde des États oppresseurs, dont la violence extrême à l’encontre de leurs concitoyens est la règle. La Russie est l’un d’eux – avec l’Afghanistan, l’Iran, la Corée du Nord, la Chine et quelques autres. La force prime sur le droit, la barbarie sur l’humanité. Ici, cela s’exerce avec une mauvaise foi déconcertante aux yeux des démocrates partisans des Droits de l’Homme – ces naïfs ! Saisir quel est le logiciel russe à l’œuvre, directement issu du KGB et aujourd’hui du GRU, est essentiel, au risque, sinon, de finir par n’y rien comprendre ou, pire, par voir les événements avec les yeux des agresseurs : les Ukrainiens ne seraient que des nazis et les bons soldats russes répareraient le mal ! « La Russie emploie la même arme de génération en génération, et pour les mêmes raisons : déshonorer la victime, écraser la résistance et asseoir sa position dominante... » Empêcher les troupes russes d’être victorieuses est donc une nécessité absolue pour tous les partisans de la liberté : nous autres « décadents et dégénérés » selon la terminologie poutinophile. La vie dans la Russie soviétique était un enfer, celle de la Russie d’aujourd’hui est de plus en plus oppressante, toutes les minorités sont réprimées, notamment féministes et homosexuelles ; seuls les laudateurs du régime s’en tirent : puisqu’ils ne mordent pas la main qui les nourrit. La Russie est une dictature non moins féroce que l’URSS d’avant 1991 et il n’est pas étonnant que la plupart des partis d’extrême droite européens lui soient liés. Les valeurs d’autoritarisme, de virilisme, de militarisme, de racisme les réunissent. Les opposants sont diffamés, arrêtés, torturés, emprisonnés, souvent assassinés. Le rôle des femmes est subalterne : « ...la guerre en Ukraine est aussi une guerre entre générations – et entre les rôles respectifs de la femme et de l’homme ». C’est pourquoi dans la propagande russe les femmes ukrainiennes sont sans cesse insultées, traitées de lâches et de prostituées. Les Femen (originaires d’Ukraine) et autre Pussy Riot (groupe féministe punk russe) sont des démons pour l’idéologie russe d’aujourd’hui, alignée sur les thèses les plus violemment masculinistes. Ainsi, la révolution dite de Maïdan n’aurait résulté que de la « frustration sexuelle » des Ukrainiennes toutes en quête de « sensations fortes ». Leur viol par des soldats russes doit donc les ravir – quel cynisme ! Avec une ténacité tout à son honneur, Sofi Oksanen trace un parallèle entre les pays baltes et l’Ukraine. Des méthodes similaires y ont été utilisées, notamment les déportations massives, « actes de terreur à visée génocidaire » dont nombre d’enfants sont les victimes. « Si l’on ne stoppe pas la Russie en Ukraine, tout le monde sait que les purges se reproduiront ailleurs. » Deux fois dans le même fleuve est à lire et à faire lire en urgence, pour comprendre la trame et les enjeux d’une guerre de type dictatorial, à l’intérieur, et colonial, à l’extérieur, qui n’a que trop duré et qui menace sérieusement de s’étendre. « Au fil du conflit, on nous a répété à plusieurs reprises que l’Ukraine se bat aussi pour notre démocratie. Combien de fois avez-vous entendu que l’Ukraine, ce faisant, se bat pour l’avenir des femmes et des minorités ? Qu’elle se bat pour vos filles, vos sœurs, vos compagnes ? Qu’elle se bat pour toutes les femmes et filles des générations à venir ? » Bien que fort juste, le sous-titre de ce livre, « La guerre de Poutine contre les femmes », nous semble trop restrictif et c’est notre seule réserve : le salopard du Kremlin ne s’attaque pas qu’aux femmes. Avec la guerre contre l’Ukraine, toutes les sociétés démocratiques sont dans son collimateur, et hommes et femmes indistinctement risquent d’en pâtir.

* Sofi Oksanen, Deux fois dans le même fleuve (Samaan virtaan, 2023), trad. du finnois Sébastien Cagnoli, Stock (Essai), 2023

Un Linguiste dans son siècle – Mémoires, 1897-1954

Les lecteurs d’ouvrages en provenance de Finlande connaissent le nom d’Aurélien Sauvageot car il est le traducteur et le préfacier d’auteurs finlandais de la première moitié du XXe siècle et surtout, il a publié de nombreux études sur les langues finno-ougriennes, dont des dictionnaires. Né en Turquie de parents français, Aurélien Sauvageot (1897-1988) fut ce qu’on peut appeler un enfant précoce, s’intéressant très tôt aux grandes questions existentielles. « Une chose m’avait (...) frappé. Les gens autour de moi manquaient de curiosité et aussi d’intérêt pour tout ce qui se situait hors du cercle où ils étaient enfermés. » S’il sait se défendre grâce à « un minimum de science pugilistique », s’il ne dédaigne pas la proximité des jeunes filles, Aurélien est attiré par la vie intellectuelle. Apprendre de nouvelles langues le passionne. D’éminents professeurs le repèrent et lui donnent sa chance. Ce journal, Un Linguiste dans son siècle, fourmille d’anecdotes mettant en scène hommes et femmes, français et européens, de la vie politique, intellectuelle et artistique de la première moitié du XXe siècle. C’est dire que l’on ne s’ennuie pas au long de ses cinq cent cinquante pages denses. L’histoire vue par ce que l’on appelait un honnête homme. « ...Partout les extrémistes du nationalisme et de l’obscurantisme commençaient à s’agiter. » Respectueux des traditions, attaché aux notions d’« honneur » et de « patrie » et se revendiquant, comme son père, de la Révolution française, il a le cœur à gauche et devient membre de la SFIO, puis, dans la franc-maçonnerie, du Grand Orient de France. Il côtoie des partisans des accords de Munich alors qu’il perçoit, grâce à ses expériences multiples et d’une grande variété, le cours des événements. « ...J’allais de section en section, de loge en loge, dénoncer ce qu’était le nazisme », ne rencontrant hélas que de l’incrédulité et des sourires narquois. Sa qualité de linguiste spécialiste des langues finno-ougriennes se partage avec celle d’ambassadeur officieux, au point qu’Aurélien Sauvageot apparaît quelquefois comme un peu trop imbu de lui-même – il devine toujours tout et a toujours raison. Pardonnons-lui, car ses compétences, réelles, sont là. « Mon ambition était de devenir un spécialiste qui va au fond des choses », confie-t-il. Ce qu’Aurélien Sauvageot a été. De fait, ce livre est une intéressante autobiographie, qui dépeint toute une époque et entraîne le lecteur bien au-delà de la seule question linguistique.

 

* Aurélien Sauvageot, Un Linguiste dans son siècle – Mémoires, 1897-1954 (préfaces Jean-Luc Moreau & Guy Imart), L’Harmattan/ADÉFO, 2020

 

 

 

Du Havre à Monaco par fleuve et canaux

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Göran Schildt (1917-2009) est le petit-fils de l’écrivain Runnar Schildt (1888-1925, dont on trouve deux ouvrages aux éditions de l’Élan :Le Bois des sorcières et Le Retour). Dommage que ce volume ne reprenne que la partie française de l’expédition sur un voilier aujourd’hui exposé dans le port de Turku, que Göran Schildt mena au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale avec Mona, sa femme, et des amis. Mais celle-ci est des plus intéressantes, puisqu’elle donne à voir un pays qui se relève de la tragédie qui a pris son territoire, parmi tant d’autres, pour cadre. « Impossible de relater en détail les ennuis incroyables rencontrés afin d’obtenir des coupons de carburants ! » Appartenant à la minorité svécophone de Finlande, Göran Schildt étudie l’art à Helsinki et à Paris au milieu des années 1930. Lors de la Guerre d’Hiver, il est blessé dans les combats contre l’Armée rouge. Auteur de romans, d’essais (sur son ami l’architecte et designer Alvar Aalto) et de traductions (plusieurs volumes d’André Gide), il est surtout connu pour ses récits de voyages. Dans ce périple soigneusement préparé sur la Daphné, un « ketch de près de onze mètres construit à Turku en 1936 » (Alain Quella-Villéger, dans sa préface) confortable et agrémenté à l’intérieur de reproductions d’œuvres de Cézanne (il a soutenu une thèse de doctorat sur le peintre l’année précédente), Göran Schildt nous emmène donc du Havre à Monaco, en 1948, par les diverses voies navigables que recèle l’Hexagone. « Grâce à lui (le voilier), ce voyage s’enrichit de quelque chose de plus existentiel que la simple quête de dépaysement attendue par le touriste ordinaire. » Accueillant sur son bateau tant des personnalités que des anonymes, il n’hésite pas à arpenter à pied ou à vélo les villes et régions traversées (Rouen, Paris, Marseille, etc.), multipliant les rencontres, au cours de ce voyage qui lui fait relier Stockholm à Rapallo, en Italie. Peu connu en France (à l’exception de son essai biographique, Gide et l’homme, traduit en français en 1949, on ne trouve qu’un titre de lui, depuis longtemps épuisé : Dans le sillage d’Ulysse), Européen précurseur et convaincu, Göran Schildt est célèbre dans les Pays nordiques. Ce livre contribuera certainement à asseoir ici sa notoriété.

 

* Göran Schildt, Du Havre à Monaco par fleuves et canaux (Önskeresan, 1949), trad. du suédois Christine Ribardière & Michelle Deperrois-Fayet, préf. Alain Quella-Villéger, Bleu autour/Le Carrelet (D’un lieu l’autre), 2018