Bandes dessinées
Le Rossignol ne chantera pas
En six courtes histoires, « six secrets » qui n’appartiennent qu’à elle, l’héroïne de cette bande dessinée, Le Rossignol ne chantera pas, emmène le lecteur dans un monde où tout, le meilleur comme le pire, semble possible. Le plausible et l’impossible se mêlent, la narratrice rêve-t-elle ou se contente-t-elle d’exposer des souvenirs qui l’ont marquée, sans extrapoler ? Ce père qui la rejoint dans son lit, va-t-il plus loin que ce qu’il prétend ? Auteure et illustratrice, Juliana Hyrri (née en 1989) utilise diverses techniques graphiques, quelquefois en couleur, plus souvent en noir et blanc, pour dérouler ses souvenirs, ou ce qui y ressemble – ce que le lecteur est en droit de considérer ainsi. L’enfance, peut-on se dire, n’est pas la période de l’insouciance. La première histoire, Le Slip de bain bleu, ne relate rien moins que la noyade d’un jeune garçon dans un centre aquatique. Les suivantes s’articulent autour d’un micro-événement, quelque chose qui échappe la plupart du temps au regard des adultes mais qui marque définitivement les jeunes protagonistes, au point de constituer un traumatisme derrière lequel l’âge adulte va tenter de se déployer. Comme l’enterrement d’un chaton, par exemple. « Enfants, nous n’avons jamais voulu blesser un animal, ni même un insecte. » Le dessin n’est pas sans évoquer celui de Anneli Furmark (Peindre sur le rivage, Hiver rouge) ou de Anja Dahle Øverbye (Sous le signe du grand chien, Bergen). Un compliment – qui implique une richesse dans l’art de la suggestion. « Au cours du processus de travail de (ce) premier roman graphique (...), j’ai l’impression d’avoir découvert une nouvelle approche de la narration (...) : une façon de raconter deux histoires nichées l’une dans l’autre. Ce qui me fascine dans ce type de narration, c’est la corrélation et le dialogue réciproque entre les deux histoires, et je veux continuer à l’affiner dans mon prochain roman graphique », explique par ailleurs Juliana Hyrri. Une auteure à l’univers singulier, à suivre.
* Juliana Hyrri, Le Rossignol ne chantera pas (Satakieli joka ei laulanut, 2019), trad. Kirsi Kinnunen, Même pas mal, 2022
Les Jumelles Delta
Un jour, deux petites robes tombent à l’eau et sont emportées par le courant. Plus tard, « dans la forêt d’arboulos en amont du fleuve », Dame Gingembre, une maman, se met à raconter à ses deux fillettes leur naissance, leur avouant que leur père est « le capitaine d’une péniche dans le delta du fleuve Sam Delta ». Sur ce, elle « tombe en miettes comme un vieux quignon ». Suit une histoire loufoque, à destination des adultes plus que des enfants, au cours de laquelle les fillettes, ou l’une d’elles et sa « sœur imaginaire », remontent le fleuve et rencontrent une série de personnages plutôt bizarres. Le graphisme en noir et blanc de cet album et les cases tantôt sur fond blanc, tantôt sur fond noir, servent bien cette histoire d’amour (« shit story » !) décousue, aux accents surréalistes.
* Kati Kovács, Les Jumelles Delta (trad. Kirsi Kinnunen avec la collaboration d’Anne Cavarroc), Rackham, 2017
Le Labyrinthe de Kamilée
Tout en sensibilité, cet album en noir et blanc de Kati Kovács, Le Labyrinthe de Kamilée (le même éditeur avait déjà publié Les Jumelles Delta en 2017, album dans un état d’esprit plus surréaliste). Délaissée par des parents qui peinent à résoudre leurs propres problèmes, entre dépendance à l’alcool et humeur atrabilaire, Kamilée est une jeune fille de seize ou dix-sept ans qui souffre de surdité. Elle sait qu’« il n’y a pas que le son qui porte la parole. On peut entendre l’autre même sans oreilles. » Son grand-père maternel veille sur elle depuis sa naissance, heureusement, et tous deux parviennent très bien à communiquer. Il l’emploie dans sa « boutique à zozios » pour effectuer des livraisons chez les clients. « Tous les jours des gazouillis et des trilles tout jolis. Et tu leur donneras des graines. » Kamilée rencontre ainsi diverses personnes, qui toutes, la questionnant quelquefois contre leur gré, vont l’aider à entrer dans l’âge adulte en dépit de son handicap – jusqu’au jour où ce handicap n’en sera plus un. Déjà justement récompensée par plusieurs prix, Kati Kovács (née en 1963), livre là un album qui offre plusieurs niveaux de lecture. À bon entendeur... pourrait-on dire.
* Kati Kovács, Le Labyrinthe de Kamilée(Kamileen labyrintti, 2016), trad. Kirsi Kinnunen, Rackham, 2018
Les Frères Ukkometsola
Si Les Frères Ukkometsola ne sont pas sept, comme dans le célèbre roman d'Aleksis Kivi, mais trois, ils ne sont pas moins branquignols. « J'ai un plan, on va tout miser sur les cochons », dit Arvo Ukkometsola, le plus entreprenant des trois frères, qui entend ainsi sortir de la mouise financière. Raciste, machiste et borné, mais ne doutant jamais de ses capacités, il gère sa ferme avec difficulté. C'est pourquoi il entend proposer à la vente du lait de truie et du sperme de cochon – l’avenir, croit-il. Ses deux frères l'aideront : Arvi, artiste plasticien alcoolique, et Aake, obsédé sexuel, qui en pince pour Maili, la femme d'Arvo, comme pour toutes les autres représentantes du sexe féminin. Mais tous trois ne sont que des bras cassés, et malgré la présence de la dynamique Maili, le projet peine à convaincre les investisseurs. Jarno Latva-Nikkola (né en 1977) livre là une bande dessinée originale, c'est incontestable, tant par le sujet abordé, que par la façon de le traiter : cinq chapitres (plus de vraies fausses publicités pour « le Petit-Lait des Porcelets »), des couleurs bleu et orange, un ton déjanté, à peine glauque. « Les Frères Ukkometsla est le portrait burlesque et sans fard d'une fratrie de white trash finlandais à la fois attachants et pathétiques », est-il écrit en 4e de couverture. Pour une fois, ce résumé est juste. Strange et séduisant.
* Jarno Latva-Nikkola, Les Frères Ukkometsola (2013), trad. Kirsi Kinnunen, L'Employé du Moi, 2018
Élégie
« Il y a encore de la lumière. Bien qu’il soit tard, bien qu’il fasse nuit. Je n’ai jamais pu dormir les nuits d’été », dit une femme. Nous sommes quelque part dans un pays nordique, en été, lorsque la nuit est lumineuse. La femme parle à son mari ou peut-être son compagnon, évoque la fête qu’ils pourraient donner chez eux, pour se sentir moins seuls, « une petite cérémonie » qui réunirait leur famille, leurs amis et le voisinage. Les cases se suivent, en noir et blanc et en gris, beaucoup de gris, les mots s’enchaînent, les personnages prennent place, naturellement. Il s’agit là de théâtre. De théâtre dessiné, genre peu courant. Puis elle entend jouer à faire sa connaissance, à refaire sa connaissance. « On pourrait même dire, et je le dis, qu’on est heureux. » Elle parle, elle soliloque, elle imagine ce que son mari ou son compagnon fait lorsqu’il est loin de la maison. Peut-être sympathise-t-il avec l’une de ses collègues, « une brunette légèrement trop maquillée ». Au cours d’un voyage d’affaires à l’étranger, elle et lui se retrouvent à l’hôtel, elle « l’invite pour un dernier verre » et bien sûr, tous deux couchent ensemble. Elle imagine encore que le lendemain, en traversant la rue, il sera renversé par une voiture, « une grosse voiture », il sera paralysé. « Je pousserai ton fauteuil. Je te nourrirai. Je changerai tes vêtements. Je t’habillerai. » Ou bien il sera mort. Ce serait mieux. Mieux pour elle, qui sera « une veuve exemplaire » aux yeux de leurs connaissances. « Oh, puisse-t-elle vivre jusqu’à cent ans… ! » Avec cet album, Élégie, Mika Lietzén (né en 1974) signe une histoire forte et originale, d’une grande subtilité.
* Mika Lietzén, Élégie (Elegia, 2008), trad. de l’ang. Thierry Groensteen, Actes sud/L'An 2, 2009
Enfer glacé
On sait que l’histoire de la Finlande au XXesiècle est des plus tragiques. Hannu Lukkarinen et Pekka Lehtosaari nous en livrent une page dans cette bande dessinée, Enfer glacé. 30 novembre 1939 : sans déclaration de guerre, l’URSS bombarde Helsinki. Dans la foulée, elle tente d’envahir la Finlande dans le but de récupérer des territoires qu’elle estime « sous influence » et de redevenir une grande puissance. La ville de Suomussalmi, dans le centre du pays, tombe aux mains de l’Armée rouge, qui envoie des milliers de soldats, de tanks et des munitions également en quantité. En revanche, « l’équipement des Finlandais est de bric et de broc ». Enfer glacé relate la défaite inattendue des Soviétiques sur la route qui relie Raate, près de la frontière, à une trentaine de kilomètres de Suomussalmi. En dépit de la disproportion des moyens mis en œuvre, les Finlandais résistent victorieusement, pratiquant une stratégie de guérilla (que notre illustre Napoléon avait déjà goûté en Espagne un siècle plus tôt), ce qui fait de cette bataille un cas d’école encore étudié aujourd’hui. « Par son combat, la Finlande a donné une leçon à l’Europe sur le point d’entrer dans la Seconde Guerre mondiale : ce n’est pas forcément la supériorité numérique qui compte ». Hannu Lukkarinen (né en 1949, illustrateur notamment de scénarios d’Arto Paasilinna) et Pekka Lehtosaari (né en 1963, réalisateur, acteur vocal et scénariste) jouent avec talent sur le registre du noir et blanc pour restituer l’enfer de ces combats toujours présents dans la mémoire des Finlandais. Les visages des divers personnages apparaissent comme déchirés par la souffrance. Une BD historique de qualité.
* Hannu Lukkarinen & Pekka Lehtosaari, Enfer glacé (Raatteen tie), trad. Kirsi Kinnunen, Mosquito, 2018
Animaux
Animaux : toutes les courtes histoires de cette bande dessinée en noir et blanc sont consacrées à la relation, jamais simple, entre l’homme et les animaux. Ainsi, la première, intitulée « La proie », voit un jeune lapin être recueilli par le chasseur qui a tué sa mère. La deuxième, « Oscar », relate l’adoption d’un chien par une femme, laquelle en a vite assez de son côté fougueux. « Le phoque » est traitée sur un mode fantastique et s’apparente à un conte dessiné. Les animaux ne sont pas comme les hommes souhaiteraient qu’ils soient ; ils sont eux-mêmes et depuis toujours l’homme leur en tient rigueur, comme le montre bien Eeva Meltio (née en 1977). Destinées tant aux adultes qu’aux enfants, ses histoires comportent une importante part de non-dit et livrent le lecteur à la réflexion. Songeons à « La piste », par exemple (une femme tue un élan qui s’est involontairement rendu coupable du vol de plaquettes de beurre…). L’univers de Eeva Meltio en rappelle d’autres, avec son dessin simple qui joue sur les grisés. Intelligent et sobre, ce premier album est très prometteur.
* Eeva Meltio, Animaux (Pedot-animals, 2017), trad. Kirsi Kinnunen, Cambourakis, 2017
Tango Volver
« La forêt boréale est immense et silencieuse. Au fil du temps, une multitude de personnes ont péri noyées dans ses lacs et ses marécages. Depuis que ces contrées sont habitées, des gens ont disparu dans les bois, volontairement ou par accident. Certains ont été retrouvés, vivants ou morts. D’autres n’ont laissé aucune trace. » À l’instar du père de l’auteure-illustratrice de ce livre, Tango Volver, qui s’enfonce un jour de 1989 dans la forêt et disparaît pour toujours. Hanneriina n’a que dix ans. Incompréhension, traumatisme. Deux enfants, une fille d’une dizaine d’années et une autre nouveau-né, une mère qui ne comprend pas et boit, avant de redémarrer une liaison amoureuse pour s’en sortir. « Peut-être que papa a eu un empêchement et qu’il rentrera bientôt. Il faut y croire. Il y a toujours de l’espoir. » Hélas, cet espoir s’amenuise au fil des jours, jusqu’à s’éteindre. Désastre familial. Devenue adulte, Hanneriina Moisseinen (née en 1978 à Joensuu et connue des lecteurs français pour La Terre perdue, Actes sud, 2018) plonge dans ses souvenirs pour tenter de redonner vie à cet homme, son père, si gentil avec elle. Diverses hypothèses sont envisagées, de l’accident au suicide, ou au meurtre, en passant par la liaison extraconjugale et le désir de refaire sa vie : « Ce serait pas la première fois qu’un bon père de famille décide de disparaître, d’abandonner les siens et de partir », murmurent ses anciens collègues de travail. Des licenciements étaient prévus dans leur branche, l’informatique. Mais rien n’accrédite cette version des faits. Alors la jeune femme mène son enquête, allant jusqu’à « visiter le monde à l’envers », en Argentine, et s’aventurer dans « les marécages de la Terre de feu » : car « ici, on peut trouver le chemin qui mène de l’autre côté du temps et de l’espace ». Dessins au fusain en noir et blanc, reproductions de tricots et de broderies, pages sans texte ou au contraire nombreuses cases avec dialogues et descriptions. « Comme mon père n’a pu avoir de sépulture, mon travail est une sorte de mémorial pour lui », écrit Hanneriina Moisseinen à la fin de cette superbe bande dessinée. Un sujet peu évident, traité avec pudeur, sensibilité. Disparaître ? Et après ? Par ailleurs auteure de films d’animation et de nombreuses fois primée, Hanneriina Moisseinen essaie ici de répondre, sans « chouiner » comme aurait dit sa grand-mère. « Je veux me souvenir de toi. Si l’on ne se souvient plus de rien, c’est qu’on a vraiment tout perdu. » Un album prenant, assurément l’un des plus beaux, quant au graphisme et à l’histoire, parus ces derniers temps.
* Hanneriina Moisseinen, Tango Volver (Isä, huuda huuda, 2013), trad. Kirsi Kinnunen, L’Employé du moi, 2023
La Terre perdue
L’histoire finlandaise moderne a été très douloureuse. La Terre perdue nous conte l’annexion de la Carélie par les Soviétiques, en 1944. Roman graphique agrémenté de nombreuses photographies d’époque, placées au cours du récit comme autant d’illustrations, signé Hanneriina Moisseinen (née en 1978), ce livre au fusain, en noir et blanc, restitue l’horreur de la Guerre de Continuation. Toutes les guerres sont abjectes ; celle-ci jette sur les routes des milliers de Finlandais de toutes conditions, le plus souvent des paysans ou des individus modestes, qui n’ont que leurs jambes pour fuir la voracité de l’ours russe. « Est-ce que tu crois que… que nous allons perdre notre Carélie ? Que nous ne pourrons plus jamais rentrer chez nous ? Oui, je le crois. » Le paysage est gris : les arbres sont cassés, les forêts calcinées, les maisons brûlent. Tandis qu’un soldat déserte, une fermière continue à s’occuper de ses vaches. Le rythme du récit de Hanneriina Moisseinen est calqué sur celui de cette fuite vers l’ouest, au plus loin de la frontière commune avec l’ennemi de toujours. Tout est perdu, l’exode ne résoudra rien. Voici venu « le chemin de croix du peuple carélien. » Un bel album, dont l’émotion sourd de chaque case, pour compléter, graphiquement, les romans du classique Väinö Linna (Ici, sous l’étoile polaire) ou ceux de Leena Lander.
* Hanneriina Moisseinen, La Terre perdue (Kannas, 2016), trad. Kirsi Kinnunen, Actes sud/L’An 2, 2018
Simplement Samuel
Les requins marteaux est une maison d’édition dont les ouvrages sont souvent aussi originaux que beaux. Pour preuve, une nouvelle fois, ce titre de Tommi Musturi (né en 1975, par ailleurs éditeur et commissaire d’expositions), Simplement Samuel, une bande dessinée sans texte aucun – si ce n’est six lignes, tout à la fin. Samuel, ou l’histoire d’un personnage sorti d’une larme, longiligne et affublé de grosses lèvres rouges. Enfin, peut-être. Ou, plus sûrement, un personnage qui ne ressemble ni à Obélix, ni à Popeye, ni à un Moumine, un personnage qui n’est que l’image d’une émotion brute. Sur la banquise ou dans la jungle, à l’intérieur d’une grotte ou dans une ville en ruines, dans une situation, puis une autre : la vie et la mort en alternance, comme si l’une et l’autre cessaient de se rejeter pour aller de concert dans un monde psychédélique. Avec un graphisme impressionnant, très coloré, pastichant des genres divers, qui plonge le lecteur dans un art qui évoque parfois celui des années 1970. Fou, légèrement inquiétant et, néanmoins, plutôt réjouissant. Tommi Musturi n’est pas tout à fait un inconnu ici, on trouve plusieurs de ses ouvrages chez des éditeurs de bandes dessinées indépendants (Le dernier cri, La cinquième couche, Humeurs) et, en 2006, il participait à l’exposition « Bande dessinée finlandaise » d’Angoulême. À suivre ou… à découvrir !
* Tommi Musturi, Simplement Samuel (Suurin piirtein Samuel), Les requins marteaux, 2016
Le Meunier hurlant
Qui est fou ? Qui ne l’est pas ? Le roman de Arto Paasilinna, Le Meunier hurlant, peut être lu comme une ébauche de réponse, avec en toile de fond la bêtise et l’agressivité humaine. Quand un homme, un certain Agnar Huttusen, qui « vient du sud » et qui est d’une haute stature, arrive dans le village et qu’il remet en état de fonctionnement le vieux moulin, la population s’ébahit. Bravo ! Mais le meunier se met à imiter ses congénères, lesquels n’apprécient que modérément ses moqueries, et surtout, il pousse des cris d’animaux. Il est vite diagnostiqué comme fou, « aucun doute », par des individus bien plus cinglés que lui et bien plus plus dangereux. Dès lors, tout va de mal en pis : « Faut croire que les fous font rien comme les autres » ! Heureusement, une jeune et belle employée horticole, « déléguée du club rural », s’éprend de lui et lui vient en aide. Nicolas Dumontheuil avait déjà adapté un roman de l’écrivain finnois, La Forêt des renards pendus, une réussite. Il est ici au plus près du texte et parvient cependant à prendre assez de recul grâce à son trait en noir et blanc pour en faire une nouvelle œuvre, non moins puissante. D’abord perçu comme travailleur et donc acclamé, le meunier se différencie vite des autres villageois et ceux-ci lui vouent leur haine. « Un fou qui crie plus fort que les cloches du bon dieu !!! peut-on imaginer sacrilège plus odieux ? » (presque un alexandrin !) Le Meunier hurlant est un roman à vocation universelle, beaucoup moins drôle qu’il peut le sembler au premier abord – ou bien, c’est un rire jaune qu’il suscite. Sa transposition en bande dessinée, avec de belles vues de la Finlande enneigée, le rend encore plus émouvant, peut-être.
* Arto Paasilinna & Nicolas Dumontheuil, Le Meunier hurlant (Ulvova mylläri, 1981; adaptations, textes et dessins Nicolas Dumontheuil d’après la trad. du finnois d’Anne Collin du Terrail), Futuropolis, 2024
La Forêt des renards pendus
On aime ou on aime moins l’humour du Finlandais Arto Paasilinna (né en 1942). On peut le trouver loufoque, déjanté ou parfois un peu lourd, au choix. Mais difficile de ne pas entrer dans cette adaptation en bande dessinée de son roman, La Forêt des renards pendus, par Nicolas Dumontheuil (né en 1967). Deux hommes se retrouvent dans la forêt, au nord d’Inari, en pleine Laponie finlandaise : Raphaël Juntunen a le projet de dissimuler au plus profond de la nature les trois lingots d’or qu’il conserve depuis le braquage d’une banque, après l’arrestation de son complice ; le major Gabriel Amadeus Remes, lui, alcoolique désireux de fuir sa femme, est en congé sans solde. Il y a d’abord un quiproquo, comme Paasilinna en raffole. Le major affirme disposer d’une année sabbatique pour préparer un diplôme de troisième cycle. « Le développement du corps du génie exige aujourd’hui une formation poussée des militaires. Il ne s’agit plus d’un travail d’artisan », déclare-t-il pompeusement. Raphaël prétend profiter du petit héritage laissé par une vieille tante pour « étudier les lichens, observer les oiseaux et les traces de mammifères ». Mais tous deux découvrent vite la réalité et décident d’unir leurs efforts pour échapper à Hemmo Siira, l’ex-complice de Raphaël qui, sortant de prison, s’estime lésé et entend récupérer sa part de butin. Ajoutons qu’une nonagénaire donnée pour morte par les services sociaux les rejoint dans la grande cabane de bûcherons où ils se sont réfugiés, puis que deux prostituées arrivent à leur tour. Les illustrations, blanc et sépia, sont réalistes et plutôt réussies. Une bonne adaptation, un bel album d’un bout à l’autre avec une fin… drôle et surprenante.
* Arto Paasilinna/Nicolas Dumontheuil, La Forêt des renards pendus (Hirtettyjen kettujen metsä, 1983), trad. Anne Colin du Terrail, Futuropolis, 2016
Trophy hunters
Elias vient de publier un roman, sous un pseudonyme féminin, The Trophy hunters. Le premier récit de l’album de Jakko Pallasvuo, Trophy hunters, conte le retour d’Elias dans sa famille, à l’occasion de l’enterrement de son frère Simon. Son père et sa sœur lui en veulent d’avoir donné d’eux une image qu’ils jugent négative, alors que son roman relevait de la fiction. Il trouve écoute auprès de sa nièce, Elin, qui lui déclare que son livre est « un chef d’œuvre ». Qu’en penserait Simon, mort par accident, en glissant dans une rivière, lui qui avait disparu depuis deux ans et qui revient sous forme de... fantôme, observer les siens ? Le second récit, La Fin est proche, met de nouveau en scène un artiste, un plasticien cette fois-ci, heureux d’avoir été sélectionné pour une exposition, avant de s’en retirer. « Je remets sérieusement en question l’intérêt de la radicalité. Il doit y avoir quelque chose de plus fort. Être banal ou même insignifiant. Ce que je veux dire, c’est que j’arrête. » Le pas de côté, voilà ce que montre ici Jaakko Pallasvuo (né en 1987), qui utilise beaucoup le net pour son travail artistique. Son trait et sa palette de teintes, cantonnée dans le noir et toutes les variations du gris, ne sont pas sans rappeler, par exemple, ceux de la Suédoise Joanna Hellgren. Un compliment. Mais Jaakko Pallasvuo se distingue d’elle par des interrogations sur le pourquoi de l’art et d’intéressantes perspectives sur le rôle et la place de l’artiste.
* Jaakko Pallasvuo, Trophy hunters/La Fin est proche, trad. Kirsi Kinnunen, L’Association (&, collection éperluette), 2018
Meti
Quelle belle bande dessinée ! Il n’y a pas d’autre qualificatif pour parler de Meri, un récit de Meeri Rapi, dessins et scénario de Aapo Rapi. Meri est une femme âgée de basse condition, pourrait-on dire avec les « éléments de langage » à la mode. Elle a travaillé toute sa vie dans l’équivalent des Télécom de Finlande et Aapo (son petit-fils ?) la sollicite pour qu’elle raconte sa vie. Oh, rien d’exceptionnel, juste le quotidien d’une salariée finlandaise, dont chaque journée s’articule autour de son emploi, de son mari et de leurs enfants, et de la commune dans laquelle habite la famille. Les petites cases de quatre centimètres sur cinq, rarement plus, parviennent à restituer un décor simple et pourtant toujours grandiose.
* Meeri Rapi, Meti(dessin et scénario Aapo Rapi, 2008), trad. Kirsi Kinnunen, Rackham/Le Signe noir, 2010
Moi, Mikko et Annikki
« Voici le récit de ce qui arriva lorsque des gens, des gens tout à fait ordinaires, décidèrent d’agir. Ils ne se contentèrent pas de dire : ‘Quelqu’un devrait faire quelque chose !’, mais ils le firent eux-mêmes. Ils se contentèrent pas non plus de solutions toutes faites, car ils avaient des rêves. » Illustratrice et auteure finlandaise, Tiitu Takalo (née en 1976) se met en scène dans cette bande dessinée, Moi, Mikko et Annikki (primée par le Prix Finlandia, plus haute récompense pour le 9e art en Finlande, et par le Grand Prix Artémisia en France), qui relate l’histoire d’un quartier – Anniki – à Tampere (230 000 habitants), ville de culture industrielle dans le sud du pays. Quand éclate la Guerre civile, en 1917, Tampere est une ville rouge (cf. bien sûr la trilogie de Vaïno Linna, Ici, sous l’étoile polaire) ; depuis, elle est restée l’une des plus importantes cités industrielles de Finlande. Le pays compte peu d’habitations anciennes. À Tampere, dans les dernières années du XXe siècle, des plans de rénovation urbaine mettent en péril le patrimoine architectural. La jeune Tiitu aimerait que soient sauvegardés les îlots de maisons à un ou deux étages qui constituent le quartier dans lequel elle vit. Mais sous prétexte d’insalubrité, la municipalité souhaite construire à la place des barres d’immeubles. Le projet avance, est stoppé par des signataires de pétitions, repart... Des commissions étudient son intérêt. Finalement, les habitants et futurs habitants du quartier s’associent. « La maîtrise d’ouvrage collective s’organise autour d’un groupe de citoyens (…) pour la réalisation d’un projet de construction. Ce dispositif collectif permet aux habitants de prendre en charge la direction du chantier et de décider eux-mêmes de la conception et des solutions de construction. » Ils rénovent ensemble les maisons, vivent de belles expériences. Rien n’est facile mais le résultat attendu en vaut le coup : « Sur le plan pratique, cela signifié d’innombrables réunions, débats, échanges, emails et polémiques », mais aussi des liens indéfectibles, des amitiés. Au-delà de l’album de BD, Moi, Mikko et Annikki est une solide enquête sur un phénomène social contemporain, les collectifs d’habitants, qui permet de lutter contre un urbanisme dément. À lire et à faire circuler.
* Tiitu Takalo, Moi, Mikko et Annikki (trad. Kirsi Kinnunen), Rue de l’échiquier (BD), 2021
Memento mori
Un soir de décembre, Tiitu, jeune dessinatrice d’albums, se couche dans son lit et se met à vomir. Ses membres sont gourds. Elle est conduite à l’hôpital de Tampere, où on lui décèle une hémorragie cérébrale. C’est le début d’une longue convalescence, que raconte l’auteure-illustratrice Tiitu Takalo (dont les éditions Rue de l’Échiquier ont publié récemment un autre album, Moi, Mikko et Annikki, sur la rénovation urbaine d’un quartier) dans ce livre autobiographique, Memento mori. Les illustrations sont simples, souvent six ou huit cases par page, et collent bien au récit, précis et rapide, le ton est heureusement sans emphase. « ...Le début de l’histoire de ma maladie. Non, de ma guérison. » On accompagne Tiitu à l’hôpital, où elle a l’impression de n’être plus qu’un objet entre les mains des médecins et des infirmières, puis chez elle, quand elle tente de reprendre pied avec l’aide de son compagnon. Une immense déprime s’abat sur elle, que les médecins ont du mal à diagnostiquer. Conséquence de l’AVC ? Comme on le lui rappelle, la moitié des victimes d’AVC meurt dans l’année qui suit et un tiers dans les cinq ans. S’en sortira-t-elle ? Saura-t-elle se remettre à dessiner ? Car sa vie, c’est le dessin, elle en est convaincue : des planches à finir, une expo à préparer... « Je me mesure en tant qu’être humain par la quantité et la qualité de mon travail et si je n’arrive pas à travailler, cela me pèse. » Une page de vie qui se lit comme un roman avec une intrigue forte, qui, on peut le dévoiler, se termine bien. Rassurant, en ces temps de maladie pandémique.
* Tiitu Takalo, Memento mori, trad. Kirsi Kinnunen, Sarbacane, 2021
Kanerva, sur le pont
Dans le premier volume de la série, De l’autre côté du lac, Kanerva, jeune adolescente, découvrait les sentiments que sont l’amour et la jalousie. Dans le deuxième volume, Sur le pont, elle en découvre d’autres : l’impuissance face à la mort et la peine qui en découle. Sa grand-mère est malade, le médecin ne lui donne plus que deux ou trois mois à vivre. Ne pourrait-il pas être plus généreux ? « Vilaine mamie ! » s’exclame Kanerva, ne sachant trop contre qui diriger sa colère. Son père, un musicien, est en voyage et sa mère ne peut évidemment pas faire grand-chose. Petteri Tikkanen, né en 1975, spécialiste de la bande dessinée d’horreur, est un auteur plusieurs fois primés en Finlande. Les deux volumes publiés par Les Requins marteaux déclinent sans niaiserie aucune les malheurs que la vie nous réserve, vus par Kanerva, une petite fille sensible et révoltée. Devant cette pénible réalité, elle va mettre en route divers stratagèmes pour s’y opposer, inventant par exemple des bonbons pourvus d’une cachette pour les cachets que la grand-mère rechigne à avaler ou préparant une partie de pêche nocturne. Pour passer l’arme à gauche sourire aux lèvres… !
* Petteri Tikkanen, Kanerva, sur le pont (trad. Kirsi Kinnunen), Les requins marteaux, 2016
Eero, le Petit cavalier
Les éditions Les Requins marteaux ont déjà publié deux albums de Petteri Tikkanen avec la jeune Kanerva comme personnage principal (De l’autre côté du lac, 2015, et Sur le pont, 2016). Eero le Petit cavalier met en scène celui qui était son meilleur ami durant leurs années de prime enfance et qui entend se hisser aujourd’hui au rang de prétendant. Kanerva a grandi, elle est devenue une jeune fille qui a « du caractère » et lui, encore si petit, n’est qu’un « nabot » aux yeux de ses copines à elle. Il peine à attirer son attention, mais va pourtant s’y employer de son mieux, multipliant les attentions tendres. Eero le Petit cavalier relate avec une grande finesse ce passage entre les années d’enfance et l’entrée dans la vie adulte, quand le moindre événement se transforme en tragédie : le refus de Kanerva de considérer son ami d’hier comme un homme en devenir, les cyclomoteurs, l’éveil sexuel, puis le service militaire… Tout prend une importance inédite et parfois dramatique. Le trait de Petteri Tikkanen est rond, des couleurs sont utilisées mais une à la fois et toujours avec un fond en noir et blanc. Les émotions surgissent à l’improviste. Sur un sujet pourtant mille fois traité, Eero, le Petit cavalier est un album original et touchant.
* Petteri Tikkanen, Eero, le Petit cavalier, trad. Kirsi Kinnunen, Les Requins marteaux, 2017
La Grâce
Dans La Grâce, Emmi Valve (née en 1984 en Finlande) trace le portrait de son double, une jeune femme pas très bien dans sa peau : même enfant, « je n’ai jamais été tout à fait comme les autres », se remémore-t-elle. Atteinte d’une dépression qui la laisse sans force la plupart du temps et qui s’apparente à de la folie, elle a l’impression qu’elle ne s’en sortira jamais. « Je me dessinais les intestins sortis car c’est ainsi que je me sentais. » Disséquer les corps pourrait-il permettre d’en extraire ce qui contrarie leur fonctionnement ? Elle suscite l’incompréhension de ses proches, notamment de ses camarades d’études. « Je lisais de la microbio et de la philo. Des textes sacrés et de la psycho. J’ai trouvé des théories mais pas de réponses... J’avais pourtant besoin de vérités absolues. » Elle s’impose des règles de conduite, souffre d’addictions, passe ses journées à réfléchir sur tout et n’importe quoi. « Je ne maîtrisais plus rien et tout tombait en ruine. » Se bourre de « médocs », séjourne dans une institution psychiatrique. Sans guère de résultats. « Voilà pourquoi nous étions là. Nous cherchions à racheter les pêchés dont nous ne pouvions pas parler. » Puis elle rencontre... Dieu, ce qui lui permet de dénicher sa place dans le monde ; elle s’aperçoit qu’elle appréhende maintenant les couleurs ; ses sens se réveillent. « Je savais POURQUOI je devais guérir. » Certaines pages de cette bande dessinée autobiographique de petit format sont superbes. Les couleurs (jaune, bleu, rouge...) se fondent, reflétant l’état mental de l’héroïne. La Grâce est la deuxième œuvre publiée de Emmi Valve (la première traduite en français) et donne envie de connaître le reste de sa production.
* Emmi Valve, La Grâce (Armo, 2017), trad. Kirsi Kinnunen & Hind Bendaace, Çà et là, 2021
L’Internet de la haine
Les insultes, les menaces sur Internet sont aujourd’hui monnaie courante. Prendre la parole publiquement sur certains sujets dits sensibles entraîne presque automatiquement ce genre d’agressions. Avec une particularité : les femmes sont plus largement visées que les hommes. Dans L’Internet de la haine, Johanna Vehkko (née en 1976) pour le scénario et Emmi Nieminen (née en 1988) pour les dessins, montrent, à partir d’exemples précis, comment la résistance est possible. En Finlande comme ailleurs, affirment-elles, la justice a trop souvent tendance à sous-estimer l’action des « trolls ». « Après la victoire fracassante des Vrais Finlandais lors des élections législatives de 2011, l’ambiance du pays a changé. Dans les rues, les échanges racistes sont devenus courants. » En Finlande comme en France et comme dans d’autres pays d’Europe, des tabous sont renversés : il est possible aujourd’hui de faire l’apologie du IIIe Reich (cas de l’Afd en Allemagne), de construire des murs pour empêcher la circulation des réfugiés (Hongrie), de mettre à l’index les homosexuels (Pologne) ou de se dire ouvertement raciste (partout ou presque). « Le discours haineux n’est pas un phénomène indépendant de l’époque ou de la société. Il est au contraire le symptôme d’un immense et important problème sociétal. » Avec ce livre, L’Internet de la haine, Johanna Vehkko et Emmi Nieminen veulent alerter l’opinion, mais aussi soutenir les victimes de dénigrement des « trolls ». Hommes ou femmes ou trans, nous sommes en effet tous concernés par ce harcèlement. Un ouvrage intéressant, à mettre à côté de ceux de Liv Strömquist, par exemple.
* Johanna Vehkko/Emmi Nieminen, L’Internet de la haine (Vihan ja inhon internet, 2017), trad. Kirsi Kinnunen, Cambourakis, 2019
Parcelles
Un autorail, un cueilleur de champignons, un nid posé sur un gros rocher et empli d’oisillons criaillant... Ou une fenêtre, une table et un paquet de chips... Ou des ombres, un fantôme s’échappant d’une armoire, un sac de couchage et un aspirateur, un couple, un alligator, des enfants, une licorne, une couleuvre, une corneille... Et des personnages, qui assistent à un atelier (d’écriture ?), ou assis sur un banc... Entre onirisme et très grand réalisme, voici Parcelles, de Amanda Vähämäki (née en 1981 à Tampere). « Avec des dessins, Ion fait des livres », résume l’éditeur. On pourrait parler ici de crobars, sans que ce mot soit en rien péjoratif, mais il désigne quelque chose d’inachevé, alors que les dessins retenus dans ce petit ouvrage sont infiniment plus élaborés qu’ils peuvent le sembler de prime abord. « Au fond des arrière-cours, et des paniers à linge, sous un caillou tordu, au cœur d’une boule de neige. Les merveilles se cachent partout », prévient le très court texte de présentation sur le rabat du volume. De Amanda Vähämäki, on trouvait déjà La Fête des mères aux éditions FMRK. Cet album au fusain et tout en noir et blanc est réjouissant. On examine ses dessins, on plonge dans leur fausse quotidienneté, on les reprend, on découvre de nouveaux détails. On aimerait en savoir plus.
* Amanda Vähämäki, Parcelles, Ion, 2022