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La Saga des Orcadiens
Portée aux nues par les amateurs et spécialistes du genre, La Saga des Orcadiens est l’une des plus anciennes sagas connues (traduite initialement en français par Jean Renaud, Aubier, 1990). Prenant pour cadre la région septentrionale de l’Écosse, elle relate la colonisation durant trois siècles de l’archipel des Orcades par les Vikings. « Il y avait un roi qui s’appelait Fornjótr... » La saga des Orcadiens débute en partant de la Scandinavie et des expéditions maritimes et terrestres, rappelant ainsi l’origine du peuplement des îles. Deux types de sociétés vont s’affronter, puis fonctionner ensemble autant que possible, l’un issu du monde celtique, l’autre du monde scandinave, avec le pouvoir des jarls, ces chefs locaux, princes ou comtes peut-on dire aujourd’hui, pour balanciers. La très riche introduction de Jean Renaud (plus de cinquante pages) et ses innombrables notes au cours du texte exposent les enjeux politique et sociologiques, culturels et économiques, que nous distinguons bien rétrospectivement mais qui, à l’époque, échappaient évidemment à la plupart des protagonistes. « La version que nous avons (de La Saga des Orcadiens) daterait d’environ 1200, mais elle est issue d’un ou de plusieurs textes plus anciens, remaniés au point qu’il paraît impossible de savoir ce qu’en était la version d’origine », prévient le traducteur.
* La Saga des Orcadiens (Orkneyinga saga, texte traduit et présenté par Jean Renaud), Anacharsis (Famagouste), 2022
Le Masque de sommeil
Huit nouvelles, dans ce recueil de Örvar Smárason, Le Masque de sommeil. La première, qui donne son titre à l’ouvrage, se passe en avion, quand le pilote reçoit de la tour de contrôle un message qu’il ne comprend pas : « le monde est sur le point de disparaître » ou « le monde commence enfin à se remettre » ? Doit-il informer les passagers de l’éventuelle fin du monde imminente ? La deuxième parle de ces individus qui perdent leurs membres, « (on nous surnomme parfois les dispersés ou les trois-quarts d’homme »), une maladie inédite. Chaque nouvelle donne à voir un monde à la fois proche (« Mer d’encre », par exemple) et différent du nôtre, un peu à la Andrevon. Quelque chose s’est passé et plus personne ne vit comme avant. Recueil prometteur, pour un auteur (Örvar Þóreyjarson Smárason, de son nom complet, né en 1977) présenté comme « poète, écrivain et musicien islandais hyperactif ». Dommage que la couverture soit aussi moche. Illisible, avec plusieurs illustrations entremêlées et différentes polices de caractères... Que cela ne retienne pas le lecteur de découvrir l’univers d’un auteur qui fournira sans nul doute quelques autres belles œuvres un rien déconcertantes dans un futur proche. « J’entendis des grondements résonner au loin ; je déposai le cactus et remontai la fermeture éclair de ma parka jusqu’en haut. »
* Örvar Smárason, Le Masque de sommeil et autres nouvelles, trad. de l’islandais Hadrien Chalard, Traverse(s) (Projectiles), 2023
Mon sous-marin jaune
« Bien que je sois assis depuis un moment à côté de lui et qu’il n’y ait aucun doute sur l’importance des sujets dont je souhaite l’entretenir, je n’ai pas osé déranger l’ancien Beatles. » Le narrateur de ce roman, Mon sous-marin jaune, un écrivain qui pourrait fort bien être Jón Kalman Stefánsson lui-même, cogite dans un parc londonien, à proximité de Paul McCartney. Il se souvient de ses premières écoutes des chansons des « quatre garçons dans le vent ». « Ils viennent de Liverpool, dont il me semble que c’est un peu le Keflavík de l’Angleterre, où la météo est sûrement des plus maussades, où elle ressemble à une tante contrariée, à un oncle buté... » Sa mère vient de mourir, il n’a que sept ans, leurs chansons la rattachent à elle. « Comment puis-je être morte puisque tu te souviens de moi et que tu m’aimes ? » l’entend-il lui dire. Il décide de lire la Bible pour la retrouver. Il décide surtout d’essayer de comprendre les paraboles et autres métaphores du livre saint. « Il faut tout de même le reconnaître : le texte de la Bible est parfois pesant, grave, ennuyeux et brouillon. » Les volontés belliqueuses d’un dieu tout-puissant l’agacent. « ...Dieu n’est qu’un mollasson toujours de mauvaise humeur, assoiffé de sang et d’alcool. » Son père reste à distance de lui (ce qui n’empêche pas le gamin de verser du poivre dans son tabac !) ; sa nouvelle belle-mère n’est... qu’une belle-mère, « une incarnation du silence », dont il ne se rapprochera que lentement. Quand elle l’emmène dans le nord de l’île, dans sa famille d’éleveurs de moutons aux manières frustres, il converse avec les morts du cimetière. « ...Sur les hautes landes islandaises, on est à l’abri du temps. » Les défunts sont gens de bonne compagnie. Alternant entre deux époques, les années 1970 et le temps présent (« sous une averse de neige si drue que les époques et les univers se sont confondus »), Jón Kalman Stefánsson continue ici son introspection, convoquant en boucle, outre les Beatles, Johnny Cash et Simon et Garfunkel. La petite histoire, la sienne, très personnelle, rejoint toujours la grande histoire, ce qui donne à chacun de ses ouvrages un ton singulier. Il est facile de le suivre car le narrateur ressemble autant à l’écrivain qu’au lecteur. Dans ce volume, la magie opère peut-être un petit peu moins moins immédiatement que précédemment (Ton absence n’est que ténèbres, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, Lumière d’été, puis vient la nuit). Jón Kalman Stefánsson est bavard et donner la parole, une parole fictive, à Ringo, John, Paul et George, voire à l’Éternel, n’apporte, pensons-nous, pas grand-chose. Les pages se tournent avec un peu trop de paresse. Mais à l’évidence, s’il s’agissait du premier roman que nous lisions de lui, un bel enthousiasme affleurerait. Le gamin mis en scène nous décrocherait bien des sourires, le jeune homme qu’il devient aussi. Et puis, ces phrases chagrines à peine écrites, nous nous disons qu’il est fort plaisant de voyager dans le temps avec ce double facétieux de l’auteur et que ce roman, Mon sous-marin jaune, ne démérite vraiment pas... ! « Je roule en décrivant des cercles dans la nuit, j’évite de regarder dans le rétroviseur, je crains d’y croiser les yeux du gamin de huit ans, cet enfant qui était peut-être plus vaste qu’une étreinte, et que j’ai pourtant laissé mourir. »
* Jón Kalman Stefánsson, Mon sous-marin jaune (Guli kafbáturinn, 2022), trad. Éric Boury, C. Bourgois, 2024
Ton absence n’est que ténèbres
« ...Je n’ai aucun souvenir de ma personne, je ne sais pas qui je suis, ni comment je suis arrivé ici, j’ignore... » Islande, aujourd’hui. Quelque part dans un village des Fjords de l’Ouest, un homme erre, à la recherche de sa propre identité. Ainsi commence ce nouveau et superbe roman de Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres. « Les défunts perdent-ils leur nom si nous ne racontons pas leur histoire ? » interroge le narrateur dont longtemps nous ne saurons quasiment rien, si ce n’est qu’il semble être d’ici puisqu’on le reconnaît, qu’on l’apprécie, et qu’il tombe immédiatement amoureux d’une femme avec laquelle il est convaincu d’avoir déjà eu une relation. En revanche, mille histoires, plongeant dans le passé et se poursuivant jusqu’à aujourd’hui, sont contées par l’auteur, toutes celles qui convergent autour de l’inconnu. « Voici donc la question : est-ce maturité ou manque de courage de se résoudre à son destin ? Est-ce signe de responsabilité ou de lâcheté ? » Le texte est dense (tout de même six cents pages), le lecteur n’avance qu’à petits pas dans l’intrigue constituée de dizaines de digressions, comme toujours chez Jón Kalman Stefánsson dont on se souvient des romans précédents : Entre ciel et terre, D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds ou Lumière d’été, puis vient la nuit. L’Islande est une terre rude, qu’il ne se lasse pas de décrire sans chercher à l’embellir : « ...Nous étions tous persuadés qu’ici, rien ne pouvait pousser en dehors de l’herbe, des mousses, des bouleaux nains, des idées rétrogrades du parti agraire et de la cupidité des conservateurs. » Ton absence n’est que ténèbres est plus qu’un roman : une épopée familiale, un récit historique, un journal intime... Il y a de tout cela, oui, car « l’existence est une véritable énigme », avec une foule de personnages réels, d’Émile Zola à Bob Dylan, et d’autres, notamment féminins (Hafrùn, Guðriður, Sóley) dont les descriptions sont appelées à s’inscrire dans les mémoires. Notons que toute critique courte d’un tel ouvrage ne saurait être que superficielle. L’une des grandes œuvres de la littérature islandaise contemporaine. Qu’est-ce qu’on parie que l’un des prochains Prix Nobel de littérature se nomme... Jón Kalman Stefánsson ?
* Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres (Fjarvera þín er myrkur, 2020), trad. Éric Boury, Grasset (En lettres d’ancre), 2022
Lumière d’été, puis vient la nuit
Quel beau livre, quel livre intelligent ! Pourtant, rien de bien compliqué ici puisque Jón Kalman Stefánsson semble se contenter, dans Lumière d’été, puis vient la nuit, de présenter, comme il s’y était déjà plus ou moins exercé dans ses précédents ouvrages, les habitants d’un village de quelques centaines d’âmes dénué d’église et de cimetière, quelque part en Islande, dans la région des fjords de l’ouest. Tous, en cette fin de XXe siècle, vivent ensemble, avec leurs bons côtés – et leurs moins bons. « La nuit longue et sombre nous prive de tout bon sens – et parfois, le monde n’a pas une once de bonté. » Jónas, fils d’un policier qui s’est suicidé alors qu’il dormait, devra provisoirement abandonner ses études ornithologiques, sa passion, pour composer avec ce monde, autrement dit devenir policier à son tour. Ásdís ne peut se faire à l’idée que Kjartan, son obèse de mari, la trompe avec Kristín, la voisine. Quelle vengeance ? Le directeur de l’Atelier de tricot se met à rêver en latin, lui, et démissionne de son poste pour se consacrer à l’astronomie et à la place de l’homme dans l’univers, et donner des conférences à une poignée de pleupleus. Elísabet affole les mâles locaux avec ses tenues excentriques et ouvre un restaurant alors qu’« on pouvait manger des hot-dogs, des sandwichs, des hamburgers et des frites au magasin ». Benedikt tombe amoureux, à son corps défendant, ignorant la tragédie à venir, et des fantômes se manifestent dans l’Entrepôt, cette importante entreprise de pas plus de dix salariés. Les personnages, tous des plus ordinaires et néanmoins exceptionnels à leur façon, viennent les uns à la suite des autres dans ce roman très ingénieusement construit, on a l’impression qu’ils forment une ronde, se tiennent par la main et se présentent à tour de rôle lorsqu’ils arrivent face au lecteur. Tous cherchent le sens de leur existence. « ...C’est la quête elle-même qui est notre but, et si nous parvenons à une réponse, elle nous privera de notre objectif. » L’humour, très fin, est largement présent, comme la sexualité – que la plupart des personnages appréhendent en novice, quel que soit leur âge. « ...Le bon Dieu descend du camion, il va uriner sur l’accotement, balance quelques cailloux et sifflote pour se distraire pendant qu’ils (Jakob et Eygló) sont allongés sur la couchette. Et la lumière qui pleut sur les montagnes, sur la route, sur les nuages, les fossés, les fermes et les rivières, cette lumière qui les baigne tous les deux est simplement sublime. » Parfait d’un bout à l’autre.
* Jón Kalman Stefánsson, Lumière d’été, puis vient la nuit (Sumarljós, og svo kemur nóttin, 2005), trad. Éric Boury, Grasset (En lettres d’ancre), 2020
À la mesure de l’univers
« Nous sommes à Keflavík. Cette ville excentrée et surprenante, ses quelques milliers d’habitants, son port vide, son chômage, ses concessionnaires automobiles, ses camionnettes à hamburgers, et cette terre si plate que, depuis le ciel, on dirait une mer étoilée. » Ainsi commence À la mesure de l’univers, roman de Jón Kalman Stefánsson qui succède à D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, touchante chronique familiale sur fond d’histoire récente de l’Islande. Jón Kalman Stefánsson livre tout de ses personnages, de leurs rencontres et leurs amours, sans chercher à épargner le lecteur. Ici, Ari rentre en Islande, car son père lui a annoncé sa mort prochaine. À Keflavík, passé et présent s’entremêlent, la présence de la base américaine et les déroutes bancaires pèsent sur la vie des habitants. « Peu de choses, s’il en est, sont meilleures qu’un cacao bien chaud quand on est trempé et transi jusqu’aux os, quand on a frôlé la noyade », écrit l’auteur, s’en remettant toujours à un humour sous-jacent qui finit par un optimisme bienvenu. Un beau roman, de nouveau, qui confirme combien Jón Kalman Stefánsson excelle à nous conter tant les menus faits de la vie de ses personnages que leur confrontation directe à la grande histoire. « …Je m’unis peu à peu à l’averse de neige. Et je m’unis si radicalement à elle qu’on dirait que jamais je n’ai vraiment existé », écrit le narrateur pour terminer un livre qui, par la force des choses, ne saurait se conclure.
* Jón Kalman Stefánsson, À la mesure de l’univers (Eitthvað á stærð við alheiminn, 2015), trad. Éric Boury, Gallimard (Du monde entier), 2017
Ásta
Je vais d’abord vous expliquer d’où provient ce prénom, Ásta, annonce Jón Kalman Stefánsson dans son dernier roman éponyme traduit en français. Et de mentionner la scène finale de Gens indépendants (1935), le grand roman du Prix Nobel de littérature (1955) Halldór Laxness (1902-1998). Nous sommes au début des années 1950, à Reykjavík. Helga et Sigvaldi baptisent Ásta leur seconde fille – il suffit de lui enlever la dernière lettre pour que ce prénom devienne le mot « amour » en islandais. Les années passent et... Ásta est-elle devenue heureuse ? s’interroge Sigvaldi au moment de sa mort, consécutive à sa chute d’un échafaudage. Affalé sur le trottoir, il revoie alors différents épisodes de sa vie, qui s’entrecroisent avec ceux de la vie de sa fille. « ...Il n’y a rien de plus agréable dans cette existence que de s’allonger dans le foin moelleux. S’il existe une éternité, espérons que ce soit une grange bien pleine de foin odorant. » Dans ce sixième roman traduit en français (après notamment Entre ciel et terre ou D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, à juste titre remarqués ici), Jón Kalman Stefánsson (né en 1963) excelle à conter avec poésie la vie de personnages d’allure anodine, pour lesquels la vie est une lutte permanente. Non sans humour. En témoigne ce passage, quand le narrateur s’installe dans une bicoque entourée de cabanes à touristes et que son voisin, qui loue ces cabanes, voit dans son métier d’écrivain l’occasion de gagner plus d’argent. « Je leur dirai que vous écrivez un roman sur l’Islande et ses champs de lave. Oui, et évidemment, aussi sur la mer, et sur la pêche à la barque. Ils seront scotchés ! Mais à part ça, vous faites quoi dans la vie ? » Un beau roman difficile à résumer, pour vagabonder sur cette terre islandaise de plus en plus prisée par les touristes, « des gens raisonnables (…) qui ne semblent pas avoir beaucoup de temps pour se demander si la littérature doit nous préparer à la mort ou nous aider à vivre ». Ásta est un roman qui s’inscrit dans une œuvre, une belle œuvre, celle de l’un des plus importants romanciers islandais contemporains.
* Jón Kalman Stefánsson, Ásta (Saga Ástu, 2017), trad. Éric Boury, Grasset, 2018
D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds
« Étreinte est sans doute le mot le plus beau de toute notre langue. Ouvrir ses bras pour toucher une autre personne, tracer un cercle autour d’elle, s’unir à elle l’espace d’un instant afin de constituer un seul être au sein des maelströms de la vie… » Sous ce titre étonnant, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds, Jón Kalman Stefánsson (né en 1963 et déjà connu, en France, pour une trilogie : Entre ciel et terre, La Tristesse des anges et Le Cœur de l’homme) nous livre un roman qui prend pour cadre la ville de Keflavík, dans la région ouest de l’Islande, une ville « qui n’existe pas », « l’endroit le plus noir de l’Islande », tellement les conditions de vie ont longtemps été extrêmement difficiles. Trois générations apparaissent. Le grand-père, devenu pêcheur et armateur, le fils, éditeur au Danemark, et le narrateur. Les époques se mêlent, tant de choses ont changé en quelques décennies et pourtant les objectifs des uns et des autres se ressemblent. À la grandeur d’âme de certains répondent les saloperies des autres (ce viol et cette histoire d’amour qui n’a pas lieu, par exemple). Roman touffu, D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds n’est pas dépourvu d’humour, un humour qui permet aux émotions de s’affirmer avec ampleur. « …Quelle valeur a notre vie si personne ne consent à en écouter le récit ? » finit par s’interroger le narrateur.
* Jón Kalman Stefánsson,D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Fiskarnir hafa enga fætur, 2013), trad. Éric Boury, Gallimard (Du monde entier), 2015
Maîtresses femmes
À en croire leurs titres, on peut se dire que les éditions Héloïse d’Ormesson ont de la suite dans les idées. Ainsi, après avoir proposé l’excellent Femme de tête de la Danoise Anne Vibeke Holst (cf. recension sur ce site), elles publient Maîtresses femmes de Steinunn Sigurdardóttir, par ailleurs journaliste pour la radio et la télévision. Le portrait tracé par l’auteure islandaise (dont plusieurs livres ont déjà été traduits en français : Le Voleur de vie, Le Cheval Soleil, Cent portes battant aux quatre vents, etc.) est bien différent – quoi que ! Il s’agit ici de celui d’une volcanologue réputée, Maria Holm, qui effectue un voyage en France pour des conférences. Dans l’avion, une femme lui manifeste un intérêt qui l’étonne. Elle est hétérosexuelle mais le trouble la gagne. Et s’accroît, lorsqu’elle retrouve Gemma à Paris, à la terrasse du bar où elle prend son petit déjeuner. Une liaison débute entre Maria et Gemma. Constatant les dégâts que les hommes ont causé à l’humanité dans son ensemble, Gemma entend mettre en place une société composée uniquement de femmes. Maria n’est pas d’accord. Tous les hommes ne se ressemblent pas, selon elle. Pour preuves, Anton (ou simplement A), son grand amour, qui se dit homosexuel et qui va pourtant, revenant brièvement dans sa vie, lui faire un enfant. Ou Diddi, qui avait été son mari. Ou encore Bárdur Stephensen, professeur et collègue, qui un jour lui a sauvé la vie et qui, aujourd’hui, amant occasionnel, fait figure de père. Ou de père éventuel pour l’enfant à venir, puisque A ne s’en occupera pas. La vie de Maria Holm est plus simple qu’il n’y paraît. C’est la vie d’une femme confrontée à ses rencontres, à ses émois, que conte Steinunn Sigurdardóttir (née en 1950), une femme qui entend écouter sa sensibilité puisque celle-ci rime avec liberté.
* Steinunn Sigurdardóttir, Maîtresses femmes (Gœõakonur, 2014), trad. Catherine Eyjólfsson, Héloïse d’Ormesson, 2017
Blond comme les blés
En Grande-Bretagne, quelques années après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un jeune homme est retrouvé mort dans un train, assis, le visage appuyé contre une vitre. Ce n’est pas n’importe qui. Gunnar Kampen est le créateur d’un parti nazi islandais aux ramifications internationales. Dans Blond comme les blés, Sjón (né en 1962) va retracer son parcours. Mais alors qu’il y a lieu de s’interroger sur l’adhésion au nazisme dans l’Islande de l’après-guerre, certes appelée à faire son entrée dans l’OTAN, l’auteur ne livre que quelques touches (le livre compte une centaine de pages, très aérées) et suscite beaucoup plus de questions que de réponses. Un meurtre ? Par qui ? Pour quelle raison ? C’est décevant, mais avouons que les précédents ouvrages du parolier de Björk ne sont pas non plus bien enthousiasmants. Surfait.
* Sjón, Blond comme les blés (Korngult hár, grá augu, 2019), trad. Éric Boury, Métailié, 2022
Le Garçon qui n’existait pas
Reykjavík, 1918. Máni Steinn, autrement dit « Pierre de Lune », est un adolescent d’une quinzaine d’années qui vit à sa façon son homosexualité. À sa façon, c’est-à-dire qu’il a des « clients » qui le rémunèrent pour des actes sexuels. La grippe espagnole s’abat sur la capitale islandaise, causant d’innombrables morts. « La ville compte dix mille malades, dix médecins et trois hôpitaux pleins à craquer. (…) Partout, les malheureux s’entassent, se recroquevillent et se tortillent sous l’effet de la toux, des douleurs et de la soif, incapables d’aller chercher un verre d’eau pour se désaltérer... » La Première Guerre mondiale affecte indirectement l’île. Máni Steinn observe, tente de trouver sa place. Il n’est encore qu’un enfant. « Approche, mon petit, approche... » Auteur de plusieurs ouvrages (Le Moindre des mondes, Sur la paupière de mon père) Sjón (né en 1962) est connu comme parolier de la chanteuse Björk. Ce livre, très digest (cent cinquante pages, avec beaucoup de pages blanches), trace, en creux, le portrait d’un enfant dans ces années difficiles où l’Islande acquiert son autonomie (1904, puis 1918 ; l’indépendance suivra, en 1944) et où l’art cinématographique (nombre de références à des films, ici) se développe et bouleverse les spectateurs. « Le projecteur est aussi gros qu’un cheval, les bobines aussi imposantes que les roues d’une charrette et le moteur de voiture qui entraîne la machine rougeoie tant il peine. La lampe est aussi scintillante que le soleil, des rayons de lumière aveuglante s’échappent de chaque interstice de l’appareil. » Le matériau est là pour composer une œuvre appelée à faire date, mais l’auteur se contente de déposer des touches sur le papier. Une anecdote, une vision, une passe... Une passe, une anecdote... C’est dommage, Le Garçon qui n’existait pas aurait pu être un vrai livre.
* Sjón, Le Garçon qui n’existait pas (Mánasteinn, 2013), trad. Éric Boury, Rivages, 2016
Kirkjubaejarklaustur
« Dans une Islande intemporelle en pleine déliquescence, à Kirkjubaejarklaustur, Sven, touriste lambda, est abandonné par ses amis sur la lande désolée. Son errance furieuse et ridicule l’amènera à croiser sur sa route une nuée d’oiseaux philosophes, un bastion d’autochtones aussi hilares qu’hostiles ou encore un duo d’esprits frappeurs amnésiques – derniers vestiges vivants d’un monde à la dérive. » Cela, c’est la quatrième de couverture et pour une fois, nous en conseillerons la lecture et guère plus. Car le texte proprement dit de Vincent Tholomé (né en 1965) relève du style télégraphique : deux mots, un point, un mot, un point, trois mots, un point. L’action est censée se passer en Islande, donc. L’auteur n’est pas Islandais. Le lieu sert plus de prétexte, nous semble-t-il, à une élucubration littéraire, pas antipathique mais difficile à suivre, surtout que le lecteur peut avoir l’impression qu’on utilise un langage bêtifiant à son intention. Oralement, puisque l’auteur est « performeur », le résultat est sans doute plus agréable. Comme le dit de manière quelque peu ampoulée Jan Baetens, l’auteur de la postface, « son programme n’est pas de réaligner l’écrit sur l’oral, mais de procéder à une nouvelle torsion écrite de l’oral. » Peut-être. S’il le dit.
* Vincent Tholomé, Kirkjubaejarklaustur (suivi de The John Cage experiences), Espace Nord (Poésie), 2016
Double vitrage
« Le peuple tape sur des casseroles et des poêles à frire, embrase des feux de joie et souffle dans des trompettes. (…) Les dirigeants se font poursuivre de réunion en réunion, sans relâche. Aucun regret exprimé. » Islande, fin de la première décennie du XXIe siècle, une terrible crise économique s’abat sur le pays, à la consternation d’une bonne partie de sa population. Elle, a soixante-dix huit ans, est veuve depuis quelques années, vit dans son appartement au centre de Reykjavík. « Elle est lasse de cette société de fanfarons à laquelle elle n’est jamais parvenue à s’intégrer pleinement. » Assiste aux soubresauts du monde, sans illusions. Consommer et consommer encore plus : ses contemporains ne seraient-ils pas capables de s’intéresser à choses plus sérieuses ? « Le marché dévore tout d’une force sans cesse renouvelée, vermine envahissante contre laquelle nous sommes impuissants. La nature n’est pas la seule à souffrir, nous sommes tous en danger d’extinction. Tout ce qu’il y a de beau en nous, l’imagination et l’entraide. » Comment ne pas être avides des leçons de personnes dites âgées comme la narratrice de ce récit de Halldóra Thoroddsen (1950-2020), Double vitrage ? Ce personnage observe, questionne avec intelligence, contextualise. L’âge n’est pas un handicap, au contraire, il affine le regard. Un très beau texte.
* Halldóra Thoroddsen, Double vitrage (Tvöfalt gler, 2016), trad. Jean-Christophe Salaün, Bleu et jaune, 2021
La Valse de Valeyri
La Valse de Valeyri, de Guðmundur Andri Thorsson (né en 1957, fils de l’écrivain Thor Vilhjálmsson – auteur de La Mousse grise brûle et de Nuits à Reykhavík – à qui le livre est dédié, par ailleurs critique et éditeur) voit seize membres d’une petite communauté islandaise se remémorer divers moments de leur vie, tous personnages singuliers. Ils se regardent, introspections sans complaisance, s’écoutent et finalement, imagine-t-on, se répondent quand une chorale interprète des chants que tous connaissent dans la salle des fêtes du village. « Elle entend des avions, des voitures, des motos, des tondeuses à gazon et des scies électriques et se dit que tout cela, c’est le présent. Cette vitesse qui caractérise toute chose. Ce tintamarre sans âme. Cette brutalité détestable. Elle préfère rester à l’intérieur. » Pour d’autres, ce sera à l’extérieur. Mais à Valeyri, toujours. Car tous constituent ce village « en dehors du monde et loin de son tumulte », village qui, néanmoins, « est le monde lui-même dans un mouchoir de poche ». Soulignons la qualité de l’écriture, son foisonnement, et celle de la traduction dans ces « histoires enchevêtrées », comme l’indique le sous-titre. Riche de références modernes (notamment les multiples usages de l’ordinateur, le rappel de la crise bancaire ou l’évocation, par le personnage de Kata, de la traite des blanches dans les ex-Pays de l’Est), La Valse de Valeyri est un livre qui donne de l’Islande une image loin de celle, rebattue, du pays « de glace et de feu » – et c’est heureux.
* Guðmundur Andri Thorsson, La Valse de Valeyri (Valeyrarvalsinn, 2011), trad. Éric Boury, Gallimard (Du monde entier), 2016
L’Affaire Benedikt Gröndal
Il... « se dit alors qu’il en va souvent ainsi dans l’existence : nous essayons de nous débarrasser de ce que la vie nous a donné de meilleur. » Mais ce n’est pas toujours possible. Heureusement, peut-être. Tout comme il n’est pas toujours possible de revenir en arrière, d’annuler quelque chose que l’on n’assume pas. « ...Je ne sais toujours pas, malgré mon expérience de l’être humain, de la complexité de sa nature et de ses actes, pourquoi j’ai volé ce livre », s’interroge Ólafur Árnason, narrateur de ce roman et magistrat à la retraite. Il regrette aussitôt son geste et replace le livre dans le cartable de son camarade, mais se trompe, celui qu’il rend n’est pas le bon. « Regrettable affaire. » Il est exclu du lycée. « C’est capital si nous voulons voir la nation islandaise retrouver sa dignité. » Un homme va le défendre : Benedikt Gröndal (1826-1907), naturaliste, enseignant et poète, gloire nationale, pourtant rejeté par beaucoup car en marge, de par son comportement plutôt bienveillant, de ses contemporains. Signé Guðmundur Andri Thorsson (né en 1957, auteur, déjà, de La Valse de Valeyri), L’Affaire Benedikt Gröndal présente un personnage phare, bien que contesté, de l’histoire islandaise, et plonge le lecteur dans le Reykjavík de la fin du XIXe siècle, quand des idées d’indépendance nationale commencèrent à circuler dans les milieux influents. Luttes et enjeux politiques derrière une anecdote des plus banales...
* Guðmundur Andri Thorsson, L’Affaire Benedikt Gröndal (Sæmd, 2013), trad. Éric Boury, Gallimard (Du monde entier), 2019