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Frère
Halldór Armand est né en 1986 à Reykjavík. Ses romans semblent avoir reçu quelque succès en Islande. Celui-ci, Frère, est le premier traduit en français. L’entamer, c’est le lire quasiment d’une traite, tant l’auteur sait présenter ses personnages et donner envie de s’attacher à les suivre. Reykjavík, aujourd’hui. Hanna est une jeune femme un peu évanescente qui s’apprête à écrire un roman, tout au moins le dit-elle, lorsqu’elle fait en sorte de rencontrer Skarphédinn Skorri, ancien prof de fac reconverti dans le maraîchage : « Un vendeur de légumes à Borgarnes. Un philosophe du droit déchu. Un radical avec un bon compte en banque. ». Elle se souvient avoir été secrètement amoureuse de sa sœur, Hrafntinna Helena, dite Tinna, au lycée, une adolescente belle et intelligente pour qui tout réussissait. Mais celle-ci a disparu depuis des années. Vit-elle à Berlin, comme l’affirme Skorri ? Essayant, via ce grand frère incontournable, de la retrouver, Hanna soulève un tombereau de secrets de famille, dont Skorri, de par son tempérament, est en partie le centre. Ainsi, sa relation avec sa sœur : « Qui est le meilleur, Tinna ? Mon frère Skorri. Qui est le plus drôle, Tinna ? Mon frère Skorri. Qui est le plus intelligent ? Mon frère Skorri. Qui est le plus beau ? Mon frère Skorri. » Le lecteur découvre, lui, que l’auteur, par la voix de son narrateur ou de sa narratrice, est bien pudibond (comme son compatriote Arnaldur Indriðason peut l’être dans certains de ses romans), faisant de l’adultère un véritable drame – ce qu’il est évidemment parfois, mais la famille unie est ici un enjeu : faute d’y parvenir, adultes et enfants sombrent dans une catastrophe à rebondissements. « Leur mère qui avait trompé son mari avant de mourir, leur mère qui avait commis le péché mortel de faire vaciller la famille nucléaire, leur mère qui n’était qu’un être humain, bon sang, et avait simplement fait ce que les êtres humains font et ont toujours fait et feront toujours – c’est-à-dire ce qu’elle n’était pas censée faire. » Mais Skorri, dont la conscience est tourmentée et qui est au seuil de l’âge adulte lorsqu’il l’apprend, ne peut l’accepter. Son idéal de pureté en prend un coup. Il « subissait ce que j’appellerais la souffrances des pays nordiques », affirme Hanna, « à savoir la souffrance de celui qui ne souffre pas assez. Une souffrance philosophique qui n’a d’autre fondement que sa propre absence. Le désespoir de l’insouciance ! » Frère est un roman puissant sur les relations parents-enfants et celles frère-sœur, un roman sur la culpabilité, également, qui peut s’exercer à tort et à travers, thème nordique s’il en est, et ses innombrables déclinaisons. Halldór Armand est un auteur à suivre.
* Halldór Armand, Frère (Bróðir, 2020), trad. de l’islandais Jean-Christophe Salaün, Métailié, 2023
Karitas
Suzanne Juul, fondatrice des éditions Gaïa, répondait dans une interview qu’elle aimerait publier (nous citons de mémoire mais l’idée est là) les classiques de la littérature nordique. Son catalogue ne compte-t-il pas les noms de Martin Andersen-Nexø (Pelle le Conquérant), Vilhelm Moberg (La Saga des émigrants), Herbjørg Wassmo (Le Livre de Dina), Amalie Skram (Les Gens de Hellemyr), Gunnar Staalesen (Le Roman de Bergen), Frans Gunnar Bengtsson (Orm le Rouge), Kjell Westö (Les Sept livres de Helsingfors), Jørn Riel et ses Racontars, etc., autant de classiques d’hier ou d’aujourd’hui des Pays du Nord ? Avec les deux gros volumes de Karitas, de l’Islandaise Kristín Marja Baldursdóttir, Karitas, sans titre (repris sous le titre L’Esquisse d’un rêve) et Chaos sur la toile (repris sous le titre L’Art de la vie), l’éditrice ajoute une branche islandaise de grande qualité à ce catalogue.
Islande, début du XXe siècle, dans un milieu très modeste. Après la disparition en mer de son mari, une femme décide que leurs six enfants suivront des études. Karitas la seconde et s’occupe de ses frères et sœurs. Elle sale les harengs lorsqu’il lui faut gagner sa vie puis rencontre un homme et la voilà enceinte. Mais elle rêve de peindre : elle est une artiste, est-elle convaincue. « Karitas était comme un récif à fleur d’eau à la merci des marées, tour à tour aussi solide qu’un roc ou bien perdue dans les méandres sans fin de son imagination… » Quatre fois mère, célibataire car son époux est parti conquérir fortune loin d’elle, Karitas entend bien pourtant suivre son inspiration. Elle peindra.
Dans le Livre II, Karitas signe des toiles que de plus en plus d’amateurs apprécient. Elle expose. Ses enfants sont grands, elle pense pouvoir vivre comme elle le souhaite. Mais les hommes de sa vie, au demeurant peu nombreux, refont surface. Ils sont toujours là où elle ne les attend pas. Karitas est un roman dont les personnages principaux sont des femmes. Karitas est le roman d’une femme. Karitas est aussi beaucoup plus que cela car au travers de cette femme et de sa mère et de ses belles-sœurs et de quantité d’autres femmes, Kristín Marja Baldursdóttir décrit une époque, une époque longue, presque un siècle, dans un pays plus ou moins neutre, l’Islande, mais également dans des pays que la guerre a ravagés, dont la France et sa vie artistique des lendemains de la Libération… Elle met en scène des personnages de tous temps, qui ne consentent pas à accepter ce qui ressemble à la fatalité. Il est facile, lorsque l’on évoque la littérature islandaise, de parler de saga. Mais il s’agit là d’une saga, en effet, centrée sur différentes femmes et leurs rapports avec les hommes, leurs hommes, leurs rapports avec leurs enfants, leurs rapports avec le monde et notamment par le biais de l’art. Roman fleuve, Karitas est sans doute l’une des plus belles œuvres de la littérature nordique.
* Kristín Marja Baldursdóttir, Karitas, sans titre (Karítas, á titils, 2004), trad. Henrý Kiljan Albansson, Gaïa, 2008 (L’Esquisse d’un rêve, Karitas, Livre I)
* Kristín Marja Baldursdóttir, Chaos sur la toile (Óreiða á striga, 2007), trad. Henrý Kiljan Albansson, Gaïa, 2011 (L’Art de la vie, Karitas, Livre II)
Il n’en revint que trois
Un lieu – et quasiment un seul lieu : une ferme isolée au pied de la montagne et de son champ de lave, face à la mer, en Islande. Une famille, à l’intérieur. Ou pas tout à fait une famille, pas au sens courant : un grand-père, une grand-mère, un garçon et deux fillettes, plus, de temps à autre, un « gamin » placé là parce que sa mère est gravement malade et que son père n’en veut pas. Tous voient le monde s’agiter jusqu’à chez eux. Qui sont ces deux Anglais qui escaladent le muret entourant la ferme, s’adonnent à des exercices de gymnastique et disparaissent dans une crevasse ? Cet Allemand philosophe, pourquoi semble-t-il se cacher dans une grotte, ravitaillé par les fillettes ? Des événements ont lieu, de par le vaste monde, de si terribles événements, que leur solitude est frappée. Des soldats anglais débarquent, pour, prétendent-ils, protéger le territoire islandais ; puis des Américains, qui construisent des bases dans tout le pays et révolutionnent la vie de cette population restée longtemps à l’écart des soubresauts de la planète. Aucun des habitants de la ferme ne saisit ce qui se passe, et pourtant aucun, non plus, n’est épargné. Roman dense, Il n’en revint que trois retrace l’histoire récente de l’Islande, avec quelques excursions vers les « sagas ». Un pays qui ne saurait être à l’écart de la communauté humaine, en dépit de son éloignement géographique. Un pays secoué, malmené par l’Histoire, et toujours apte à survivre. La vie est rude, dans cette ferme, ses habitants sont frustres. « Au plus noir de l’hiver, après souper, la principale distraction consistait à écouter des histoires de fantômes à la lumière faiblarde de l’ampoule nue qui pendouillait au plafond. » Mais ailleurs, l’inhumanité est de mise, comme dans cette histoire, justement intitulée Il n’en revint que trois, que le « fils » lit soir après soir au « gamin ». « Petite société étriquée », l’Islande est aussi un pays d’une âpre beauté, que Guðbergur Bergsson (né en 1932 et auteur d’un autre roman traduit en français, Deuil) décrit sans fioritures. Il livre là un roman moins intimiste que d’autres publiés aujourd’hui dans ce pays (songeons à ceux de Au?ur Ava Ólafsdóttir), moins précipités également (songeons, là, au genre policier, aujourd’hui si fécond). Un roman fort, qui, à l’instar de ceux d’un Laxness, par exemple, ou d’un Gunnar Gunnarsson, nous montre l’altérité du temps lorsque celui-ci achoppe sur la vie quotidienne d’individus incapables d’échapper à l’Histoire.
* Guðbergur Bergsson, Il n’en revint que trois (Þrír sneru aftur, 2014), trad. Éric Boury, Métailié, 2018
Déperdition de la chaleur humaine
Déperdition de la chaleur humaine est, pour tenter de résumer ce livre, l’histoire loufoque d’une étrange amitié, celle de deux Islandais dans la quarantaine qui se viennent en aide mutuellement. Le premier, un écrivain sans succès mais disposant d’un « talent d’acteur et d’imitateur », séjourne dans un hôpital psychiatrique, sous la surveillance d’une infirmière peu avenante. « Il émanait plus de douceur féminine d’une machine à laver en panne que de cette personne. » Une véritable mégère, qui ne lâche pas son patient d’une semelle. Le deuxième, « un poisson des profondeurs, repoussé vers les eaux de surface », est un homme marié, soucieux de bien faire et donc, de secourir son ami, ce « pauvre démuni que j’avais tiré d’une institution pour cinglés pour l’inviter chez moi... » Sauf que l’ami « dépressif » est accompagné de l’infirmière, particulièrement collante, qui veille à le ramener à l’hôpital. Tentatives de fuite et courses poursuites... Les deux hommes traversent l’Islande en se remémorant leurs souvenirs, communs ou non, la « matrone » ou la « Mère Fouettard » toujours à leurs trousses au péril de leurs vies à tous trois. L’onirisme affleure, les références aux sagas abondent, le lecteur est trimballé au gré des digressions du narrateur. La fin relève presque du fantastique. Signé Bergsveinn Birgisson (né en 1971 à Reykjavík), auteur de la Lettre à Helga, succès international, Déperdition de la chaleur humaine est un roman subtil, très drôle et riche en considérations bien vues sur les relations humaines contemporaines. L’une des œuvres les plus intéressantes de la littérature islandaises de ces derniers temps.
* Bergsveinn Birgisson, Déperdition de la chaleur humaine (Kolbeinsey, 2021), trad. de l’islandais Catherine Eyjólfsson ; illustrations Kjartan Hallur, Gaïa, 2023
Du temps qu’il fait
« Le corps de la vieille Snæfrídur était plié en deux après une dure et longue vie qu’elle avait passée courbée à étaler les morues salées au soleil, à traire les vaches et à s’occuper de ses treize enfants, qui sont tous arrivés à l’âge d’homme. Cette vieille femme ratatinée, que la vie avait pour ainsi dire pliée et tordue pour en faire un grand point d’interrogation, avait, à ce qu’on dit, continué de tricoter jusqu’à la fin et sans doute rendu l’âme à mi-chaussette. » Signé Bergsveinn Birgisson (né en 1971 et auteur de La Lettre à Helga, roman publié en France en 2013 : quand un éleveur de moutons renonce à la femme qui sera l’amour de sa vie...), Du temps qu’il fait relate, sous forme de journal intime, les grandes et petites choses qui surviennent de nos jours dans un village d’Islande, du fjord de Geirmundur. Chaque habitant prend place dans un tout, la vie quotidienne d’une communauté de pêcheurs à l’heure des restructurations et des quotas, d’Internet et de la mondialisation. Comme de tous temps, « les pêcheurs sortent en mer et n’ont pas le temps d’aller à confesse ». Le paysage est magnifique, un lieu idyllique et pourtant, un regret : « il ne se passe jamais rien ici », dit Halldór Benjamínsson, le pseudo-narrateur. « Pas de bagarres, pas de coups fourrés et pas d’embrouilles, pas de héros et pas de rusés renards. » Les faits s’enchaînent, jamais exceptionnels, mais d’une anecdote à l’autre, la vie s’écoule. Du temps qu’il fait, dont chaque chapitre commence par un récapitulatif météorologique de la contrée, est un beau livre, qui prend place dans ce que l’on appelle la littérature prolétarienne – bien que l’auteur soit un universitaire. Côté Islande, il a y peu de titres semblables, peut-être du côté de Halldór Laxness (1902-1999, prix Nobel de littérature 1955) à certaines heures ou, aujourd’hui, de Jón Kalman Stefánsson (qui a exercé, lui, différents métiers ; cf. Lumière d’été, puis vient la nuit, par exemple), auteurs par ailleurs prolixes et à l’écriture bien ciselée. L’existence des pêcheurs est décrite avec autant de minutie que d’humour, des films porno version islandaise aux excréments à base de « petits de guillemot » observés ici ou là. Les espèces de poissons sont énumérées, les quantités citées, les lieux de pêche recensés... « ...Avec cette ombre en même temps que cet étonnement qui vous poussent à partager vos tourments avec les autres », les personnages sont solidaires, qu’ils le veuillent ou non. L’Islande est une île et s’extirper de ses fjords est difficile. Comme le rappelle un peu étonnamment le pasteur : « Pour moi, il n’y a que deux sortes d’hommes en politique : il y a les donneurs-de-coups-de-pied-à-ceux-qui-sont-à-terre et les socialistes. (Les premiers) adhèrent à ce qu’ils appellent ‘l’entreprise individuelle’ et ils sont déjà experts en fraude fiscale à l’âge de vingt ans, ont fondé une entreprise à trente ans, sont devenus des notables ventripotents à quarante, s’adonnant à l’œnologie et à la chasse, et à cinquante ans, ils deviennent francs-maçons dans l’espoir de récupérer une âme qu’ils ont vendue depuis longtemps... » L’ouverture de l’île au tourisme n’apportera rien de bon, sinon à quelques-uns, ces messieurs de la capitale qui ignorent tout de la culture islandaise, identiques à ceux qui boursicotent et se pavanent dans toutes les grandes cités du monde, éructant des décrets inutiles et dangereux pour les simples citoyens. Les espaces naturels sont menacés comme ailleurs, au nom de l’industrie et du commerce. Même l’amour, représenté pour Haldór par une jeune et mignonne aide-ménagère, ne lui permettra pas, d’abord, d’être autre chose qu’un « petit pêcheur de rien du tout » avec lequel elle ne saurait s’acoquiner. Heureusement, l’humour, qui peut tout, est présent d’un bout à l’autre de ce livre et en sauve les pages les plus noires. Il relativise la sobriété de l’existence, la solitude (« celui qui ne se lie pas n’est pas vivant »), les rigueurs du climat et les drames qui ne manquent jamais de survenir. Du temps qu’il fait est une belle saga des petites gens d’Islande.
* Bergsveinn Birgisson, Du temps qu’il fait (Landslag er aldrei asnalegt, 2003), trad. Catherine Eyjólfsson, Gaïa, 2020
J’ai toujours ton cœur avec moi
Bon, les titres, parfois… On se demande s’ils sont vraiment appropriés au livre qu’on tient entre les mains. Ce roman de Soffía Bjarnadótir, par exemple, J’ai toujours ton cœur avec moi : un petit peu nunuche, non ? Et pourtant, quel roman burlesque et touchant. L’héroïne, Hildur von Bingen, apprend la mort de sa mère, une femme qui fut toujours fantasque et peu maternelle, et avec laquelle elle n’entretenait que de lointains rapports. Elle se rend sur l’île de Flatey, où l’attend son héritage : une maisonnette jaune, dans laquelle sa mère a vécu. « Peut-être que le congélateur abrite des fantômes psalmodiant à longueur de journée, ou que chaque mouche est l’âme d’un insulaire réclamant la résiliation de son contrat d’assurance-vie. Cette maison recèle forcément autre chose que des insectes morts et une odeur de renfermé. » Entre réalisme et onirisme, voici le portrait d’une femme, Siggý, que sa fille ne comprend guère, que sa fille fuit – dont sa fille, à son corps défendant et à sa grande surprise, se découvre proche. Soffía Bjarnadótir semble avoir pris beaucoup de plaisir à l’écriture de ce qui est présenté comme un premier roman. Plaisir que nous partageons à sa lecture.
* Soffía Bjarnadóttir, J’ai toujours ton cœur avec moi (Segulskekkja, 2014), trad. Jean-Christophe Salaün, Zulma, 2015
Éruptions, amour et autres cataclysmes
Anna Arnardóttir est volcanologue, une profession qui, en Islande, peut être exténuante. Elle est appelée à survoler la région maritime à l’ouest de Reykjavík pour déceler une éventuelle activité sismique. « Nous sommes les descendants des survivants : le feu, la cendre et la faim sont gravés dans notre patrimoine génétique. » Dans l’hélicoptère, avec elle, Tómas Adler, un photographe fanfaron, qui l’exaspère et suscite étrangement son émoi. Mais elle est mariée, a deux enfants et ne cède pas d’habitude à ses sentiments. « Vous devez décider quel genre de femme vous êtes », lui dit par ailleurs une décoratrice d’intérieur qu’elle consulte pour la réfection de sa maison. « Celle de votre cabinet de travail ou bien, celle, respectable et raisonnable, qui occupe votre salon. » Anna ne sait pas, elle se sent ballottée : « le miroir piqueté me renvoie une image chaotique où mes yeux sont deux abîmes de désespoir ». Dans Éruptions, amours et autres cataclysmes, Sigríđur Hagalín Björnsdóttir (auteure déjà des romans remarqués Après l’île et La Lectrice disparue) nous montre l’Islande de l’intérieur, d’aujourd’hui, faisant précéder chaque chapitre d’une brève leçon de géologie. L’éruption sous-marine qui a lieu surprend par son ampleur. La population est évacuée, l’aéroport est fermé, les vols internationaux sont détournés. Les enjeux sont énormes pour le pays, dont l’économie est fortement liée au tourisme. Si chacun réagit à sa façon, le chaos ne l’emporte pas. Anna tente de garder la tête froide, mais sa vie personnelle est ébranlée. Tout se mêle, les éruptions à venir et son attirance pour Tómas, un séisme pour elle. « Dès le tout début, je me rends coupable d’un impardonnable optimisme, je sous-évalue le risque, je décide de faire confiance au sentiment de sécurité que me procure ma confortable existence routinière. » La vérité scientifique à laquelle elle tente de se raccrocher ne suffit pas. Anna est amoureuse, Anna est humaine. Elle en devient pathétique et le roman file vers une catastrophe que le lecteur ne pressent pas forcément. « Comme un volcan devenu vieux, mon cœur bat lentement la chamade/La lave tiède de tes yeux coule dans mes veines malades », aurait pu écrire Étienne Roda-Gil. « Pourquoi n’ai-je rien vu venir ? » réplique Sigríđur Hagalín Björnsdóttir dans ce roman plutôt exceptionnel.
* Sigríđur Hagalín Björnsdóttir, Éruptions, amours et autres cataclysmes (Eldarnir – Ásting og aðrar hamfarir, 2020), trad. Éric Boury, Gaïa, 2024
L’Île
Journaliste d’une quarantaine d’années, Hjalti Ingólfsson se sent bien seul ce matin lorsqu’il rejoint son bureau à Reykjavík : il vient de rompre avec sa femme, qui est partie avec ses deux enfants. Mais les événements qui surviennent le détournent de ses pensées. Pour des raisons mystérieuses, l’Islande a « perdu tout contact avec l’étranger ». « On a l’impression que tout est coupé, qu’il y a comme une muraille entre nous et le monde extérieur. » Le Président et le Premier ministre sont à l’étranger. La Ministre de l’Intérieur prend les rênes du gouvernement. Il est demandé à la population de garder son calme. L’île est habitée depuis plus de mille ans et ses habitants s’en sont toujours sortis. « Il suffit de faire ce que les Islandais ont toujours fait de génération en génération depuis l’époque de la Colonisation. » Le pays doit se transformer radicalement : ses habitants deviendront « paysans et marins à la fois, comme nous l’avons été dans le passé. C’est comme ça que nous avons réussi à survivre ici. » Les jours, les mois passent, la situation se prolonge et prendre des mesures drastiques s’impose. Les habitants des villes sont appelés à gagner les campagnes, pour travailler la terre. Comment survivre sur une île volcanique, où jusqu’à l’époque contemporaine la famine a sévit ? La pénurie s’installe, les rapports entre les Islandais se détériorent, les étrangers, ou considérés comme tels, sont rejetés. Sur le thème de l’apocalypse, bien connu en littérature (on peut penser, parmi d’autres, au roman de Cormac Mc Carthy, The Road, 2006, adapté au cinéma en 2009 par John Hillcoat), Sigrídur Hagalín Björnsdóttir (née en 1974 et journaliste à la télévision publique islandaise) offre avec L’Île un très bon et très angoissant premier roman, appelé à prendre place parmi les classiques de la science-fiction.
* Sigrídur Hagalín Björnsdóttir, L’Île (Eyland, 2016), trad. Éric Boury, Gaïa, 2018
La Lectrice disparue
« ...Étrange qu’un frère et une sœur ayant deux mères différentes vivent sous le même toit » ? C’est pourtant l’existence que mènent Einar et Edda, avec Júlia et Ragnheiður, leurs mères respectives, et la visite de temps à autre de Örlygur Jónsson, leur artiste de père. Situation peu conventionnelle, mais pourquoi pas, tout se passe plutôt bien. « C’est le Reykjavík d’avant le tourisme, la ville est déserte et grise, Björk s’apprête à installer la nation sur la carte du monde. (…) C’est le Reykjavík des poètes, des fabricants de gnôle de contrebande et des chèques en bois. » Commence ainsi l’histoire d’Edda. Lectrice boulimique depuis ses plus jeunes années, elle a aujourd’hui disparu, laissant derrière elle son compagnon et leur très jeune enfant. Il semble qu’elle soit partie à New York. Einar est chargé par Júlia de la retrouver. Enfants, Edda était considérée comme surdouée et Einar comme dyslexique. Tous deux pouvaient communiquer comme par télépathie. C’est la première partie de cet étonnant roman, La Lectrice disparue. Puis le récit diverge vers, peut-être, la science-fiction. Des savants mènent des expériences autour de la chose écrite, affirmant que les livres sont appelés à disparaître, découvre Einar. Avec la lecture et l’écriture, l’hémisphère gauche du cerveau est privilégié, ce qui fait de l’humain un être violent qui court à sa perte. « Ma petite Edda, il faut que tu refermes tes livres et que tu t’ouvres à la vie », disent ces scientifiques. La jeune femme va-t-elle demeurer avec eux ? Sigríður Hagalín Björnsdóttir, qui avait déjà signé L’Île, roman d’anticipation remarqué, entraîne vite le lecteur avec elle dans La Lectrice disparue. Liberté tous azimuts, confrontation des idées, des sentiments, folie euphorique avant, quand Einar entame son récit, de sombrer dans le désastre. Livre original, souvent drôle, fin, émouvant. Aux antipodes des carcans de l’heure.
* Sigríður Hagalín Björnsdóttir, La Lectrice disparue (Hið heilaga orð, 2018), trad. Éric Boury, Gaïa, 2020