Arts
Scandinavie, un voyage magnétique
« Le vieil épicéa se réveille et pense au nuage blanc qu’il a embrassé dans son rêve. » Cette phrase de la poétesse finlandaise d’expression suédoise Edith Södergran (1892-1923) placée en exergue de l’ouvrage d’Alessandra Ballotti et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Scandinavie, un voyage magnétique, exprime bien ce que le lecteur va découvrir au fil des pages. « Ce livre est un voyage poétique et esthétique dans les images qui composent, à leur manière, l’âme de la Scandinavie – la Norvège, la Suède, le Danemark, mais également l’Islande, la Finlande, le Groenland, les îles Féroé et les Åland. Un voyage mythique, fantastique, naturel et surnaturel, mais aussi littéraire et pictural, reflétant la façon dont des peintres, des artistes et des écrivains, qu’ils soient nordiques ou étrangers, ont vu, ressenti et représenté, chacun à leur manière, la Scandinavie. » Cette présentation est placée comme une mise en garde : attention, ouvrage d’exception ! Et en effet. Sans doute n’est-il pas nécessaire de ressentir une grande attirance pour les pays nordiques (cette désignation aurait mieux convenu que Scandinavie, qui ne concerne littéralement que trois pays : le Danemark, la Norvège et la Suède) pour apprécier la beauté et le « magnétisme » qui se dégagent de ces régions – et des pages de ce livre. Constitué en cinq chapitres, « L’heure bleue », « Dans l’antre du roi de la montagne », « Le ballet de la mer glaciale », « Rainbow panorama » et « Existences silencieuses », rattachés à chaque fois à l’œuvre d’un artiste ou d’une école artistique, il s’ouvre sur une toile du peintre suédois Bruno Liljefors (1860-1939), « Matin » (1894), qui met immédiatement en perspectives les propos des deux auteures habituées des pérégrinations artistiques nordiques. Voici leur « voyage avant tout magnétique ». Peinture (Ana Eva Bergman, Edvard Munch, Anders Zorn, etc.) ou carte géographique (Olaus Magnus, XVIe siècle), aquarelle et crayon (Erik Theodor Werenskiold, John Bauer, Fridtjof Nansen), photographie contemporaine (le français Jean-Luc Bertini ou le suédois Erik Johansson), image cinématographique (Le Septième sceau, Ingmar Bergman), installation théâtrale (Lars Norén), objet (vase Savoy de l’architecte finlandais Alvar Aalto) ou encore... pierre runique, chaque élément de l’iconographie est en soi un voyage aux aguets en terres boréales. Le lecteur est appelé à s’en imprégner afin de ressentir la collusion du froid et de la couleur bleue, par exemple, ou de l’orangé des murs et des meubles mariés aux tranches de livres des rayonnages d’une bibliothèque (Ellel Saarinen, Bibliothèque du manoir de Suur-Merijoki, 1903). Les vis-à-vis de peintures contemporaines ou d’époques différentes, ou d’une photographie (« Follow the rain », Erik Johansson) et d’une toile (« Nuages au-dessus d’un lac », Aksell Gallen-Kallela) éclairent les subtilités, notamment esthétiques et quelquefois si discrètes, qui abondent au-dessus du 55e parallèle nord. Les exemples peuvent être multipliés. Ils sont assortis de courts textes qui font référence à ce que nous appellerions l’intelligence ou tout au moins la sensibilité nordique : ainsi, les écrits de Ellen Key (1849-1926, pédagogue et féministe suédoise), de Harry Martinson (1904-1978, écrivain prolétarien suédois lauréat du prix Nobel de littérature en 1974), de Björn Larsson (né en 1963, écrivain suédois), de Arne Naess (1912-2009, philosophe et écologiste norvégien) et d’autres, sont-ils cités très brièvement. Au lecteur curieux de se renseigner plus avant. Tout, dans ce livre, concourt à montrer l’harmonie, cette fameuse « beauté du quotidien » dont parlait Ellen Key, pas loin du « hygge » suédois, pour qui veut bien se donner la peine de voir et d’entendre, présente dans des paysages aussi différents que les profondes forêts de Carélie, repaires d’ours et de lynx, les glaciers d’Islande, menacés par le réchauffement climatique, les rives des lacs suédois, presque inquiétants pour les lecteurs d’aujourd’hui de romans policiers, ou les fjords du Jutland, semblables à des coups d’épée dans l’eau. Un ouvrage au luxueux visuel, essentiel pour comprendre cette région du monde, non pas pour la contempler béatement mais pour en saisir l’art et la culture et beaucoup plus, cette « philosophie typiquement nordique » – un ouvrage essentiel, tout simplement.
* Alessandra Ballotti & Frédérique Toudoire-Surlapierre, Scandinavie, un voyage magnétique, La Martinière, 2023
Sauvages nudités, peindre le Grand Nord
Bilingue (français-anglais), ce catalogue d’exposition, Sauvages nudités, peindre le Grand Nord, donne à voir les œuvres de trois peintres partis explorer cette région du monde : les Norvégiens Peder Balke (1804-1887), Anna-Eva Bergman (1909-1987, compagne du peintre Hans Hartung) et François-Auguste Biard (1799-1882) avec sa compagne Léonie d’Aunet (on doit, à celle qui sera la maîtresse de Victor Hugo, un remarquable récit, Voyage d’une femme au Spitzberg, 1854). « ...Ce n’est pas un paysage, c’est un immense dessin à la manière noire », écrira cette dernière. Organisée par l’Institut national d’histoire de l’art, à Paris, et conçue par Éric de Chassey, l’exposition s’est tenue du 7 juin au 8 juillet 2019 dans l’appartement qui fut celui de Prosper Mérimée. Au cours des XIX et XXe siècles, les peintres firent le voyage dans le nord à diverses reprises, du Finnmark à l’archipel du Svalbard, de la Laponie au Cap Nord (comme les poètes, songeons à Christian Dotremont, ou les écrivains, Jean-Paul Sartre par exemple). À un siècle d’écart, dans des styles picturaux radicalement différents, ils s’imprégnèrent de la luminosité particulières des lieux, des paysages et de leurs habitants. « Ils en rapportèrent des impressions décisives, qui laissèrent leurs marques sur l’ensemble de leur œuvre postérieur, notamment, dans le cas de Balke et de Bergman, en brouillant les frontières de la figuration et de l’abstraction », note Éric de Chassey. Un catalogue d’exposition qui permet de (re)découvrir trois peintres ici méconnus (la remarque vaut pour Biard) et leur regard singulier sur les étendues grandioses du Nord de l’Europe, inspiratrices d’œuvres novatrices.
* Éric de Chassey (sous la direction de), Sauvages nudités, peindre le Grand Nord, Institut national d’histoire de l’art, 2019
La Peinture nordique et ses maîtres modernes
Si l’amateur honnête de peinture nordique ne doit posséder qu’un unique livre sur le sujet, il s’agit évidemment de celui-ci : La Peinture nordique et ses maîtres modernes (1800-1920). Signé Frank Claustrat (enseignant-chercheur franco-suédois, spécialiste de l’art nordique) il présente de manière synthétique une bonne soixantaine de peintres des cinq pays nordiques et leurs œuvres, en deux ou quelquefois quatre pages pour chacun. C’est bien entendu trop peu, il y a selon nous des manques (Ivan Aguéli, John Bauer, par exemple), mais il faut faire des choix (« la partie immergée de l’iceberg ») et pour une première visite de ce musée imaginaire dont Frank Claustrat nous ouvre les portes, cet ouvrage est un bon, un très bon compagnon. Il « analyse les œuvres les plus représentatives de ces maîtres de l’École nordique moderne, artistes souvent rebelles (August Strindberg) et toujours dotés d’un esprit visionnaire (Eugène Jansson) ». C’est ce qui fait, en effet, l’intérêt de ce courant artistique longtemps mis de côté et ré-estimé à partir de la fin du XXe siècle à l’occasion de plusieurs expositions d’envergure. Comme dans les œuvres littéraires de cette époque et de cette région du monde défendues par Georg Brandes, les œuvres picturales allient une vision esthétique à une forte vision sociale. La peinture nordique acquiert ainsi une spécificité qui ne relève plus uniquement de cette fameuse lumière boréale. Frank Claustrat répertorie des peintres célébrissimes (Akseli Gallen-Kallela, Vilhelm Hammershøi, Peder Severin Krøyer, Edvard Munch, Carl Larsson, Helene Schjerfbeck, Fritz Thaulow et... Camille Pissarro, de nationalité non pas française, mais danoise) et d’autres ici moins connus mais non moins dignes d’intérêt (le Danois Hans Andersen Brendekilde, les Finlandais Fanny Churberg, Albert Edelfelt, Eero Järnefelt, Ellen Thesleff, l’Islandais Þórarinn Benedikt þorláksson, les Norvégiens Peder Balke, Theodor Kittelsen, les Suédois Gustav Fjæstad, Bruno Liljefors, etc.). Son ouvrage, porté par un solide savoir et une riche iconographie, est le seul à les rassembler aujourd’hui et se révèle indispensable pour tout amateur d’art et notamment, donc, d’art des Pays nordiques. (À quand un volume portant sur les années post-1920 – et un autre sur l’art brut et la peinture naïve nordique, si foisonnante ?)
* Frank Claustrat, La Peinture nordique et ses maîtres modernes (1800-1920), Le Faune, 2020
Nordic noir
Ce ne sont pas seulement des photographies que Sébastien van Malleghem propose dans ce livre, Nordic noir, mais un regard. Son regard sur les pays du Nord, et notamment (nous semble-t-il), sur la Norvège et l’Islande. Uniquement en noir et blanc, ses photographies jouent sur les contrastes, rendant surprenantes, voire presque inquiétantes, certaines scènes a priori banales. Des paysages, quelques personnages, assez peu : un couple, une femme, des enfants... En arrière-plan, une chute d’eau, un flan de montagne, des serres, un sauna ou du poisson séchant à l’air libre. Le tout, constituant un monde onirique très particulier. Un court texte - deux pages. « Seule subsiste, dans l’Arbre millénaire, une béance humaine. » On retrouve les photographies de Sébastien van Malleghem (né en Belgique, en 1986) dans divers organes de presse : Le Monde, Polka, Times, Paris-Match, etc. Il a déjà publié plusieurs autres livres de photos : Police, Prisons et Réagir (la misère dans les Hauts-de-France). Les titres sont parlants. Comme pour celui-ci, Nordic noir. Un livre déroutant, une vision esthétique personnelle d’un Nord que Sébastien van Malleghem a su s’approprier.
* Sébastien van Malleghem, Nordic noir, André Frère, 2017